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30 juillet 2007 1 30 /07 /juillet /2007 21:56
Rencontres de l'altérité chez le second Heidegger
Cathy Leblanc
 
1. Abords
                       Je choisis dans cet article de parler de l'altérité chez le second Heidegger, là où les limites sémantiques, définitionnelles se fondent pour laisser place à un "ordre" poétique. Le premier Heidegger s'était attaché à établir des gammes de relations de sens autour et à partir du Dasein. Le second Heidegger insiste sur la vérité de l'Être et le lieu de cette vérité en estompant les relations qui avaient d'abord été mises en exergue. L'huile essentielle est comme dissoute dans un substrat libérateur de son parfum et ce parfum constitue désormais la vérité qu'il faut chercher, qu'il faut écouter, qu'il faut laisser venir à soi.
            Les règles du jeu changent alors. Il ne s'agit plus de déterminer les relations de sens, il faut accueillir la vérité et s'y préparer. C'est toute la signification des Beiträge. Une grande question méthodologique se pose : comment parler de cet accueil quand nous devons nous-mêmes nous faire accueil ? Comment thématiser à partir d'une expérience qui a tout d'intime ? Comment marquer notre distance, comment exprimer notre analyse, comment nous extraire pour effectuer le geste qui montre ? Ces questions sont très délicates et requièrent une fonction particulière nommée "fonction méta". Qu'est-ce que cette fonction ? En grec "meta" signifie au-delà. La métaphysique est cette "science" qui se trouve au-delà de la physique, de l'étude du monde sensible. La fonction méta permet de se placer, en quelque sorte dans un au-delà à partir duquel nous pouvons devenir observateur et jouir de la liberté due à l'observer. C'est bien un poste d'observateur qu'il nous faut conquérir dans notre discours pour pouvoir parler de l'accueil de la vérité, de la manière dont elle s'exprime, s'exerce et se pense. L'alternative consisterait à se fondre complètement à cette vérité mais le risque demeure celui de produire un discours qui n'a pas d'identité propre et ne permet pas la véritable rencontre, consciente, donnée par la différence ou la différenciation. La posture du commentaire est fondamentale.
            C'est à partir d'elle que peut apparaître quelque chose de tel que l'altérité car l'altérité se fonde d'abord sur la différence, sur cet entre-deux qui autorise la distance du dialogue, de la réaction, de la motivation, mais aussi l'écoute. L'altérité c'est autrui, cet autre que je ne suis pas et qui par là-même fonde aussi mon identité, ma singularité, ce qui m'est propre et que nous avons en commun car l'autre du "je" dans le "nous" possède, de même son identité, sa singularité. En ceci l'altérité est génératrice de la relation. Mais si nous définissons l'altérité comme garante de la relation, alors nous nous plongeons, tout naturellement dans l'œuvre du premier Heidegger. Finalement, cette définition est parfaitement adéquate à une telle pensée. Toute la difficulté réside à présent dans le voyage que nous effectuerons vers la deuxième pensée ou, selon la périodisation très précise mise au point par Jean Greisch dans La parole heureuse, vers la deuxième et la troisième pensée – la deuxième pensée se caractérisant par la quête de la vérité et la troisième par la topologie de l'Être[1].
            Nous retrouvons l'estompe de la relation dans la vérité et le lieu de l'Être. Nulle surprise que le monde Japonais, célèbre pour son art de l'estompe ponctue ici et là cette réflexion. La fonction méta constituera ainsi une forme de l'altérité puisqu'elle marque le lieu à partir duquel j'aborde le texte dans la différence qu'il m'offre et constitue l'une des formes de l'altérité qui s'exprimera sous différents visages : celui de la lettre, celui du cours, celui du discours de commémoration, celui du dialogue mis en scène.
            Mais pourquoi ceci ne va-t-il pas de soi ? Tout simplement parce que le sujet a été refondu dans cet art de l'estompe et la vision subjective de la philosophie moderne contemporaine devient chez Heidegger une vision s'ordonnant à partir de l'Être. Le Dasein en marquait la première transformation, le rapport à l'Être et son hégémonie en exprime chez le second et le troisième Heidegger toute l'amplitude. Si bien que l'on peut parler d'une traduction ontologique. On traduit la langue du sujet et son monde en langue de l'Être ou, pour utiliser la métaphore musicale, on transpose la partition subjective en partition ontologique, transposition qui apparaît d'une façon particulièrement claire dans "La lettre sur l'humanisme".
            Nous comprenons alors que si nous entrons dans un mode de pensée qui s'exerce à partir de l'Être, trouver l'altérité ou le sujet devient un véritable jeu de piste. C'est dans ce jeu de piste que j'invite aujourd'hui mon lecteur en prenant pour postulat que le visage d'autrui m'apparaît chez le second et le troisième Heidegger sous les traits de ce que j'appellerai "l'adresse", c'est-à-dire aussi sous ceux de la destination du texte, c'est pourquoi je proposerai maintenant de réfléchir sur cette question de l'adresse et de regarder soigneusement quelques unes de ces figures. Ceci devrait nous permettre d'avoir une meilleure vision de cette source qu'est autrui et qui accueille le mouvement des eaux du ciel et du logos, se remplit de ces eaux souveraines et donne vie au sens, à l'échange, au tout de l'Être et de l'étant.
 
2. Trouver l'autre en l'adresse
     L'autre est celui à qui se destine la pensée, celui à qui elle est livrée et la raison d'être de la parole est cet autre que nous sommes et à qui elle est livrée :
 
"La parole se déploie en tant que parole adressée (Zuspruch) [AP:165]
 
 
Aussi la parole ne se conçoit-elle sans le complément d'attribution que représente l'altérité. L'altérité devient, par la dynamique de l'adresse, et, par suite, la condition du Es gibt qui donne dans le monde. A la question de savoir pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien, nous pourrions répondre, non sans ironie : "parce qu'il y a l'autre" mais cet autre est aussi l'autre que je suis aussi et qui reçoit. Il ne figure pas comme altérité intersubjective stricte qui verrait un toi s'opposer à un moi mais il entre plutôt dans un schéma de la différence sans lequel nul transmettre n'est possible. L'altérité, figure de la différence, condition du es gibt, peut-être plus que du il y a.
            En allemand pour dire "il y a", on emploie le verbe donner si bien qu'au fond, ce qui se trouve là est le résultat d'un geste qui l'a posé, qui l'a donné au monde. Cette formulation diffère de la formulation française ou espagnole qui utilise le verbe avoir comme si une fois que quelque chose se trouve là, est là, ce même quelque chose est à prendre, à posséder, à avoir.
            Notre réflexion sur l'adresse nous mène donc à cette première conclusion que l'altérité constitue la condition métaphysique par excellence. Sans elle pas de sens, pas de geste, pas de don. Sans autrui, pas de parole, pas de pensée, pas de monde. Incomplétude de l'Être. Autrui. Complétude.
 
            Mais si autrui est la motivation de la parole qui se parle, la parole écrite, le mot, le texte prédominent dans l'œuvre de Heidegger. L'écrit est garant de la pensée comme la lecture effectue le rassemblement des idées, la récolte (Lese). L'écriture autorise et rend possible une parole plus attentive, plus sculptée, plus travaillée, plus pensée, peut-être même plus inspirée. Et Heidegger accordera à l'écrit tout son privilège même s'il reconnaît la possibilité du déploiement de la parole dans la langue parlée :
 
"Le déploiement de la parole se déclare comme parlée (Spruch), comme parole de son déploiement."[2]
L'analyse de l'adresse permet de constater que l'altérité chez le second Heidegger entre dans le mouvement de la lettre, dans le geste qui donne, qui montre, dans la raison d'être de tout il y a, c'est-à-dire, dans la raison d'être de la métaphysique qui se demandait pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien et nous de répondre, parce qu'il y a aussi moi, toi, lui, elle, nous, eux. La raison de l'Être devient celle de son pronom complément, une grammaire du monde. Et pourtant le terme de grammaire peut-il être utilisé ici ? On pourrait en douter dans la mesure où Heidegger répète dans la "Lettre sur l'Humanisme" qu'il faut se détacher des liens de la grammaire pour penser. La grammaire à laquelle il fait référence est la logique du discours en tant que norme. Nous parlons ici plus des liens que cette logique fait apparaître que de la pression normative qu'elle exerce. En cela nous nous autorisons à parler d'une grammaire du monde, d'un monde posé par la poésie de Hölderlin, du monde des quatre du Quadriparti où se joue un jeu de reflets fondateur d'un dynamisme original non affranchi de la pensée aristotélicienne et dans lequel le nombre 4 est récurrent[3]. Le nombre des causes. Nous revenons à la motivation de l'Être, à son mouvement, à sa destination pour proposer que le pronom complément soit la destination de la pensée.
            Si l'Être, chez Heidegger, est le centre autour duquel doit se diriger la pensée pour s'initier elle-même, il reste que la motivation de ce mouvement est l'altérité à qui je livre l'expression de ce mouvement. Si bien que l'on pourrait presque dire que la destination de la pensée est toujours encore l'autre car seul cet autre peut fonder l'espace à partir duquel la parole est possible, soit-il cet autre que je suis moi-même à mes propres yeux ou cet autre qu'est mon ami, mon frère, mon parent, mon professeur et que l'on retrouve ici et là, ponctuant la pensée de Heidegger comme pour rappeler l'existence d'autrui. Rappelons en effet que l'oubli de l'Être c'est aussi l'oubli d'autrui même si le solipsisme est une figure fondamentale de la pensée heideggerienne[4].
            Regardons la société contemporaine. Si l'affranchissement de traditions peut être bénéfique pour le progrès de la pensée, la rupture avec son sol n'est pas souhaitable. En effet, la technique telle que l'entend Heidegger, même si elle est nécessaire, peut emmener l'homme loin de ses fondements, loin de l'Être, loin de lui-même. Cette distance n'est plus alors une distance géographique mais une distance ontologique et dans cette distance l'autre disparaît, le sujet de la philosophie moderne, qui, dans la langue ontologique se nomme désormais Dasein perd son statut de Dasein pour devenir individu, nombré, inclus dans un calcul de production. Il est comme dans une bulle de pepsiglass, comme dénué de sa relation à autrui si bien que l'oubli de l'Être, c'est aussi l'oubli de l'autre. Aussi la leçon à tirer est-elle simple : veiller constamment sur son prochain, ne jamais l'exclure de ses pensées. Et si l'oubli de l'Être c'est aussi l'oubli d'autrui, c'est que l'Être, c'est aussi autrui. Voilà notre deuxième conclusion.
 
            Les deux conclusions auxquelles nous sommes parvenus nous permettent de comprendre que dans la dynamique de l'adresse, qu'elle passe par la lettre, le discours, le dialogue, le cours, le séminaire, Heidegger rappelle aussi l'Être, d'une part et que, d'autre part, il remplit la condition métaphysique même s'il dépasse la métaphysique car il rappelle à chaque fois sa reconnaissance de l'existence d'autrui.
 
3. La lettre et son contenu
 
Ainsi nous emmène-t-il, dans la Lettre sur l'humanisme, à travers un périple dans lequel nous comptons, dans lequel nous sommes inclus parce qu'écrire une lettre, c'est aussi reconnaître l'autre et ici l'altérité s'efface en quelque sorte dans une figure de la reconnaissance. Or reconnaître c'est penser :
 
"Toute reconnaissance appartient de bout en bout au domaine d'être de la pensée" [5].
 
 
La "Lettre sur l'humanisme" n'est pas la seule lettre que Heidegger publiera ou qui sera publiée. Outre sa correspondance personnelle, il faut citer la célèbre "Lettre à Richardson". Quand William Richardson qui est actuellement président du Congrès Nord Américain sur Heidegger, écrivit sa thèse, Heidegger through Phenomenology to Thought, qu'il termina en 1962 puis demanda un interview à Heidegger à qui il envoya un résumé de son argumentation. Il obtint cet interview puis fut reçu par Heidegger. Quel bonheur, quelle bonne surprise ! Un peu plus inquiet quand il vit que son texte avait été complètement griffonné, raturé, encerclé à l'encre rouge, il poussa un soupir de soulagement quand Heidegger exprima toute son approbation et lui offrit même de préfacer son ouvrage. Voilà un évènement très heureux que tout étudiant aujourd'hui rêverait de vivre. Être reçu par un maître et en recevoir toute l'approbation. Nulle surprise que le Professeur Richardson soit devenu lui-même un tel maître ! La "Lettre à Richardson" est en fait la réponse initiale que Heidegger lui écrit pour répondre, préalablement à deux questions posées par le jeune étudiant :
 
"L'une concerne l'impulsion première qui a déterminé le chemin de ma pensée. L'autre demande que soit précisé le tournant (Kehre) dont on a tant parlé." [6]
 
 
            Cette lettre est fondamentale, comme l'est aussi la "Lettre sur l'humanisme" et outre qu'elle renseigne sur un rapport à autrui qu'est celui du maître à l'étudiant ou de celui qui enseigne à celui qui demande, elle contient une réponse fondamentale à la question d'autrui à partir de celle de la subjectivité :
 
Être et Temps le point de départ à partir du domaine de la subjectivité est déconstruit, que toute problématique anthropologique est écartée, et qu'au contraire seule l'expérience de l'être-le-là (Da-sein) à partir du regard constamment tourné vers la question de l'être est décisive, à celui-ci deviendra du même coup manifeste que l' "être" que cherchent à atteindre les questions de Etre et Temps ne peut pas rester posé par le sujet humain. C'est bien plutôt l'être en tant que présence à partir de son caractère temporel qui s'adresse à l'être-le-là, qui le concerne."
 
 
            Cette citation vient compléter la conclusion à laquelle nous en étions restée, à savoir que si l'oubli de l'Être est aussi l'oubli d'autrui alors autrui est aussi un peu l'Être. C'est de ce partage entre l'Être et autrui dont est ici question dans la mesure où il est donné à l'être de s'adresser à l'être-le-là qui le concerne. Ceci implique un rapport qui n'est plus un rapport subjectif ou intersubjectif mais un rapport dont l'espace de faire sens est déplacé : la parole n'est pas confiée de main à main, comme horizontalement mais tient bien plutôt d'une verticalité fondatrice, transcendance de l'horizon du temps venue interpeller l'être-le-là qui concerne l'Être. Il y a ici comme un transfert du rapport intersubjectif de la philosophie moderne et contemporaine ou analytique en direction de l'Être lui-même se réfléchissant dans l'être-le-là qui le concerne.
            Le jeu de reflets prend alors le relais de l'intersubjectivité et instaure une nouvelle dynamique du sens et de sa production en même temps qu'un contexte poétisé dans lequel les limites du possible et du réel semblent avoir été redéfinies, repoussées. Le Dasein n'était-il pas déjà cette entité pour qui il y allait de conquérir ses possibles à travers son pouvoir être propre ?
            Dans la partition heideggerienne tout est transposé pour un instrument herméneutique capable de surréalisme en même temps qu'une figure du romantisme allemand se trouve sise au milieu de la pensée : le quadriparti de Hölderlin figurant le monde. Au jeu de miroir de l'Être avec lui-même, il faut ajouter celui des quatre éléments du Quadriparti que sont les mortels, les dieux, le ciel et la terre. Il faut encore inscrire ce jeu de reflets dans une danse, une ronde car les quatre éléments ne sont pas à concevoir de manière statique. Non seulement ils jouent entre eux mais ils se déplacent en harmonie.
            Mais où est donc passé le sujet ? Où est donc passé l'Être. Nous jouons à présent au jeu du chat et de la souris, du latent et du patent, de l'Être et de son retrait, ce qui nous mène à la vérité de l'Être comme à l'être de la vérité.
 
4. Le dialogue
 
            Le dialogue est sans doute la forme de discours où se manifeste le plus l'intersubjectivité mais dans laquelle une autre fonction peut être remplie.
            Le dialogue met en scène une rencontre qui a des fonctions différentes. Par exemple dans le dialogue avec un japonais, l'une des fonctions est d'amener la culture et la pensée orientale dans une interrogation de nature occidentale. L'autre, l'autre culture, l'autre pensée, pensée du bout du monde, singulièrement familière avec ma quête : la quête de l'Être. La différence radicale dans une culture qui se cherche permet d'autant plus à cette culture de se ré-approprier qu'elle en est différente. C'est ce processus que Heidegger nomme "l'épreuve de l'étranger" dans l'analyse qu'il fait de l'Andenken de Hölderlin, le grand poète romantique allemand (1770-1843), car c'est au cours des voyages et des connaissances glanées à l'étranger que le poète pourra rassembler la beauté de la terre :
 
"Au cours de leur voyage à travers la mer au pays étranger, ils assemblent la beauté de la terre."[7]
 
 
Le dialogue avec la culture différente a, par conséquent pour effet de rassembler, obéissant ainsi au mot d'ordre d'Héraclite qui veut que l'on prenne soin de l'étant en son entier, en son entièreté. Aussi la différence permet-elle le rassemblement s'exprimant ici par l'échange de parole. De façon métaphorique le dialogue devient un voyage au cœur de l'Être, il nomme, pour ainsi dire, l'Être :
 
"La beauté de la terre, c'est la terre elle-même dans sa beauté. Mais avec ce mot, c'est l'Être que le poète d'Hypérion entend nommer."
 
 
Le dialogue devient rassembleur d'étendue, de beauté, il devient la célébration de l'Être. Aussi permet-il de redonner toute son courage, de rappeler sa vocation à l'âme lorsqu'ayant peut-être trop voyagé, elle se trouve telle que décrite dans le poème de Baudelaire "le port", "fatiguée" des luttes de la vie :
 
 
car, pour Heidegger, "avoir une âme", c'est avoir du "cœur" au sens de Gemüt. Or le coeur (Gemüt) est la source et l'abri, le rassemblement et la voix de ce "muot" qui nous expose à l'intime profondeur où le cœur prend la figure de la patience et de la pauvreté, de la douceur et de la noblesse, de la grâce et de la générosité, de la magnanimité et de la longanimité. Cette unité du cœur, Hölderlin la traduit par ce mot : l' "âme". L'homme plein d'âme est celui qui a le cœur si haut qu'il lui donne le courage de consentir à prendre à cœur le plus Haut."
 
            Voilà ce que permet ici l'altérité : "prendre à cœur le plus haut" dans le mouvement du dialogue avec la différence.
 
            Mais pourquoi Heidegger s'intéresse-t-il tellement au Japon ? Pourquoi la pensée japonaise lui fournit-elle de quoi alimenter généreusement sa source ? C'est très tôt, à l'occasion d'une rencontre avec des penseurs japonais chez son professeur Husserl vers les années 1907 que Heidegger rencontre la pensée japonaise. C'est aussi dans ces années-là (en 1906-1907) que paraît le livre du thé de Kakuzo Okakura, en anglais et sera traduit et publié en 1931 en français. Dans ce très bel ouvrage, l'auteur décrit sa conception de l'Être au monde : 
 
"Les historiens chinois ont toujours considéré le taoïsme comme l'art d'être au monde" car il a trait au présent, c'est-à-dire à nous-même".[8]
 
 
            Cette phrase, en sa formulation, fait de la manière d'être au monde un art, ce qui se rapproche de la conception que Heidegger développera surtout dans les Beiträge où il prône une préparation à l'Ereignis, la rencontre fondamentale avec l'Être sous la forme d'un "laisser-venir". Par le respect des règles de communication, on laissera venir à soi le chemin menant à la rencontre fondamentale car l'Ereignis, l'évènement appropriant culminant dès la pensée du tournant est d'abord une rencontre, c'est-à-dire aussi une célébration de l'altérité dans le même. Dialoguer devient "célébrer" : célébrer la différence dans son pouvoir de ré-appropriation, dans son pouvoir de reconnaissance. Le remerciement que par le Danken, on adresse à autrui, par la vertu du dialogue est aussi fondamentalement le Denken, le penser. Aussi cet autre du bout du monde me fournit-il la possibilité de me rencontrer moi-même dans la différence qu'il représente et à travers la beauté de la terre qu'il rassemble.
            Voilà pourquoi il est nécessaire de mettre en scène l'évènement, soit par le dialogue, soit par une prose poétique ou métaphorique, soit par le poème lui-même, ce que fera volontiers Heidegger dans un ouvrage intitulé Aus der Erfahrung des Denkens et dans lequel il rappelle le pouvoir des mots, la sagesse du respect voire de la déférence car cette déférence est synonyme d'authenticité et l'authenticité, une condition fondamentale de la venue à l'évènement de l'Être.
 
 
5. Le désir d'altérité
 
            Nous commencions ce questionnement en montrant la nécessité pour comprendre le jeu d'estompe des contours définitionnels et des relations, de nous extraire de ce jeu pour l'observer grâce à l'emploi du métalangage, ce qui nous a permis de montrer que l'adresse constitue la motivation même de la parole quelque soit la forme qu'elle prend si bien que le pronom complément qui supporte, dans la grammaire, l'attribution devient, dans la phrase ou de façon rhétorique, qu'il soit énoncé ou non, la raison d'être du discours.
            Ceci peut sembler surprenant dans une philosophie qui a effectué sa révolution copernicienne, refusant que tout tourne autour du sujet et traduisant cet état de fait en langue de l'Être. La question fondamentale devient alors celle de comprendre le statut de ce pronom complément métaphysique dans l'univers de l'Être. En allemand pour dire que l'on dit quelque chose à quelqu'un, on emploie la préposition "zu" qui sert aussi à exprimer le but ou le moyen (zu Fuss), ou encore le séjour quelque part (ex : je suis à la maison – ich bin zu Hause). Le pronom complément est ainsi précédé d'une préposition qui marque le chemin entre le lieu où l'Être exerce son activité, vit et respire, et celui du sujet de la philosophie moderne et contemporaine (je pense notamment à la Logique de la philosophie d'Eric Weil). Nous dirons que cette préposition, qu'elle soit discursive ou métaphysique, assure le rapport de l'Être au monde et qu'elle constitue par rapport aux figures de logique que Heidegger condamne dans sa pensée, une forme de l'estompe de la majeure du syllogisme, la condition préalable de tout énoncé. Aussi comprendra-t-on qu'un texte comme "Qu'appelle-t-on penser?" fasse de l'amical, la condition d'apprentissage, la condition épistémologique par excellence et nous dirons que dans l'objet vers lequel l'homme se dirige pour en prendre connaissance et pour le prendre en connaissance, se trouve le reflet de la subjectivité informant de l'altérité et motivant tout désir épistémologique. Ainsi s'installe la proximité.
            L'altérité nous pousse à nous poser la question du statut épistémologique de la connaissance chez Heidegger. Car si penser, c'est trouver l'amical, alors la connaissance porte aussi le reflet de l'altérité.
 
Cet article a été publié en Arabe dans la revue Eis dirigée par Naima Habj Abderramane, première revue de philosophie occidentale en Algérie.
 


[1] Jean GREISCH, La parole heureuse, Paris, Beauchesne, 1987, p.22.
[2] Martin HEIDEGGER, Acheminements vers la parole, "Le déploiement de la parole", Paris, Tel-Gallimard, 1994, p.165.
[3] Jean-François MATTEI, "La quadruple énigme de l'être", Heidegger l'énigme de l'être, Paris, PUF, 2004.
[4] Martin HEIDEGGER, Les concepts fondamentaux de la métaphysique, Monde, finitude, solitude, Pairs, Ed. Gallimard, 1992.
[5] Martin HEIDEGGER, Qu'appelle-t-on penser?, Paris, PUF, 1992, p.149.
[6] Martin HEIDEGGER, "Lettre à Richardson", Questions IV, Paris, Tel-Gallimard, 1990, p.340.
[7] Martin HEIDEGGER, "Souvenir", Approche de Hölderlin, Paris, Tel-Gallimard, 1996, p.171.
[8] Kakuzo OKAKURA, Le livre du thé, Pairs, Payot – collection "rivage poche", 2004, p.40.
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