S’il est un principe qui caractérise le monde moderne et la pauvreté à la fois matérielle et spirituelle qui le frappe, c’est bien l’indifférence, le manque d’égard, le manque respect. Et ce que je propose aujourd’hui dans cet article, c’est de nous demander sur quoi reposent tant de manques et de quoi ils sont le symptôme. Cette réflexion s'inscrit dans la problématique de la lutte contre les barbaries.
Qu’est-ce donc que l’indifférence sinon, la capacité de ne pas reconnaître autrui tel qu’il devrait l’être, de ne pas le reconnaître selon l’être éthique qu’il représente et aller jusqu’à le considérer comme absent ou nier son existence. Ce faisant, je refuse de considérer autrui comme capable de m’interpeler en mon humanité, et je refuse de ce fait mon humanité à autrui comme je me la refuse à moi-même.
Un tel manque n’est pas le fait d’un être libre qui peut à loisir faire porter son regard et son égard sur autrui dont la seule présence sollicite ces capacités morales. En effet, un être libre n’a pas à se retirer du monde pour ainsi dire, n’a pas à se voiler la face, pour vivre son humanité pleinement (refuser de voir la pauvreté, par exemple). La liberté de l’être libre est présente dans le monde et avec le monde. « Avec » est peut-être bien même ce qui le constitue essentiellement. Nous sommes des êtres les uns avec les autres. Nous vivons en co-présence dans un monde qui dès lors n’est plus violent. Mais l’altération de ce lien ou des modalités qui le définissent suffit à convoquer la pire des violences, à savoir la souffrance morale.
Nous sommes là dans le processus même de déshumanisation. S’exerce alors une non-reconnaissance d’autrui et de ce qu’il représente à divers niveaux (social, politique, affectif). Un être qui se déshumanise, qui dès lors, perd sa liberté, gagne aussi en violence puisque son rapport au monde ne consiste plus en la vision la totale de ce monde, mais une vision arbitrairement parcellisée dans laquelle il ne pourra pas se mouvoir à loisir ni espérer l’envol de son esprit dans ce vaste espace de la pensée et du cœur que peut être l’horizon poétique. La vie en petit.
Se pose alors la question du remède si à tout mal correspond un remède. Comment respecter autrui selon le lien qui s’est établit entre lui et moi sinon par le biais de ma responsabilité, responsabilité qui saura écouter ma conscience pour mettre en œuvre l’actualisation de ce lien. Savoir affronter la réalité de cette altérité, c’est donc aussi actualiser sa liberté et se donner les moyens de penser et d’agir grandement selon la vision d’un monde plus juste, plus vrai, plus digne et surtout beaucoup plus grand.
La dynamique discursive entre alors en jeu. Le dialogue avec l’altérité, forte de son identité et traitée selon son identité constitue la reconnaissance de ce qu’elle représente, restaure son existence. Par suite, il importe que l’écoute sache repérer ce qui par elle est interpelée pour fournir des réponses qui seront-elles-mêmes des interpellations capables de cultiver l’incessant va-et-vient qui construit le respect, la reconnaissance mais aussi la liberté.