La conscience collective obéit à des représentations qui lui sont transmises de façon consciente ou inconsciente. Pourquoi tenons-nous tel ou tel critère comme digne de représenter la ligne à suivre, tel n’est pas toujours justifiable ou explicite. Pourquoi ressentons-nous que nous devons agir de telle ou de telle manière, c’est tout le problème de la liberté et de la détermination. Mais cela relève aussi de ce que je nommerai les « pédagogies indirectes ». Elles reposent sur des paroles que l’on intègre facilement sans réfléchir, sur des images qui véhiculent des messages invisibles ou visibles et qui nous plaisent bien sans que nous sachions véritablement pourquoi, sur des prises de position que nous aimons habiter.
Il est en tout cas manifeste que Stéphane Bern, dans l’émission qu’il proposait hier soir non pas sur l’Inde mais sur la féérie de la vie de la Princesse Gayatri Devi et du Maharadjah Sawai Man Singh II, n’avait nulle conscience des conditions de vie dans l’Inde des années 40 et des années qui suivirent. Qu’il redonne sa crédibilité à une femme qui a œuvré à la libération de la femme hindoue, une femme qu’il qualifie de « plus belle du monde » est une chose, mais qu’il en vienne à réduire Indira Gandhi à une simple rivale, une femme seulement « jalouse » d’une princesse qu’il glorifie pour avoir tué un tigre à l’âge de douze ans lors d’une partie de chasse, ou pour avoir su maintenir un train de vie royal son existence durant est une autre chose. En cause, l’emprisonnement subi pendant plus de 150 jours par la princesse et ordonné par la méchante Indira Gandhi qui cherchait à s’emparer du trésor des Maharadjah. Alors là, c’en est trop.
Stephane Bern, du haut de son sourire angélique aurait mieux fait de réfléchir à l’image qu’il donnait et transmettait d’une femme, la fille de Nehru, Indira Gandhi, qui a eu le courage de refuser le joug de l’impérialisme britannique et dont le premier défit fut de lutter contre la famine. On voit d'ailleurs à peine le Mathma Gandhi dans le film. Si les deux femmes, la princesse et Indira Ghandi deviennent des rivales politiques, on ne parle pas non plus des programmes et idéaux de chacune.
Il faudrait quand même se remémorer ces grandes famines qui ont accablé le peuple indien à un moment où Mère Teresa fonde sa propre congrégation en 1950 pour s’occuper de l’éducation des enfants des rues et ouvrir le mouroir de Klighat à Calcutta, et où Armatya Sen prend conscience qu’en dehors du milieu protégé dans lequel il a vécu, son père étant professeur d’université, des millions de personnes sont mortes de faim :
« L’un des deux événements les plus bouleversants de mon enfance est d’avoir vu la famine de 1943 au Bengale, famine au cours de laquelle, d’après les estimations actuelles, trois millions de personnes environ sont mortes. Ce fut une épreuve d’une férocité incroyable et qui survint avec une brusquerie qu’il ne m’était alors aucunement possible de comprendre. J’avais neuf ans à ce moment-là, et j’étais élève d’une école du Bengale rurale. Chez les gens que je connaissais à l’école et chez leurs familles, on ne voyait aucun signe de détresse, et en fait, comme je devais le découvrir plus de trente ans plus tard en étudiant cette famine, la majorité de la population du Bengale n’a connu que peu de privations durant tout le temps qu’a duré la famine. La famine se trouvait en effet limitée à certains groupes socioprofessionnels précis (comme c’est le cas de presque toutes les famines) tandis que, pour le reste de la population, les choses, en gros allaient bien.
Un matin, un homme très maigre est apparu dans l’enceinte de notre école ; il se comportait de manière anormale, ce qui – comme je devais l’apprendre plus tard – est un symptôme habituel d’une privation prolongée de nourriture. Il était venu d’un village éloigné pour chercher de quoi manger, et il errait dans l’espoir d’obtenir de l’aide. Dans les jours qui suivirent, des dizaines, puis des milliers, puis un défilé innombrable de gens traversèrent notre village – des être émaciés, aux joues creuses, aux yeux hagards, qui souvent portaient dans leurs bras des enfants n’ayant plus que la peau sur les os. Ils recherchaient la charité des familles plus riches et celle du gouvernement. »[1]
« Secret d’histoire » nous présente des lieux extraordinaires qui font rêver, des personnages illustres, certes, mais pourquoi s’investir à ce point dans le parti pris au détriment de l’information contextuelle mais aussi du sentiment d’engagement que doit susciter l’histoire dont c’est aussi la vocation ? C’est de cette manière que l’on modèle les consciences et que l'on risque d'oublier de s'indigner. C'est ici aussi que nous retrouvons l'un des deux mots d'ordre de Socrate : le premier était le célèbre gnôthi seauton, c'est-à-dire "Connais-toi toi-même", le second, qui fut oublié par l'histoire de la philosophie ainsi que le rappelle Michel Foucault dans son Herméneutique du Sujet, était epimeleia heautou, prends soin de toi, c'est-à-dire de la manière dont tu diriges tes pensées. Ce soin là diffère de la thérapie (therapeuein). Ce n'est pas un soin au sens de remède (pharmakos) : le remède s'inscrit dans la postériorité de la temporalité. Ce n'est pas non plus un soin au sens du "care". L'epimeleia heautou est ce par quoi il convient de s'orienter dans le monde : c'est un appel à la vigilance, à l'attention, et à la sagacité. Il nous semble que c'est cette sagacité qui risque d'être endormie par des présentations par trop partiales de l'histoire.
Cathy Leblanc
[1] Amartya Sen, L’économie est une science morale, Paris, Editions La Découverte, 2003, p.44-45.