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30 mai 2010 7 30 /05 /mai /2010 09:19

Je souhaite dans cette deuxième partie de ce qui est à la fois un témoignage et une réflexion ou une réflexion qui témoigne d’un moment important de l’histoire, préciser le sens du « travail de mémoire » et de l’ancrage, voire de la métamorphose dont il est l’objet pour parvenir au cœur même du travail de recherche universitaire.

J’ai pu le dire déjà et pardon pour cela, mais lorsque je parle des camps, de la traduction que je peux faire, aux détours des besoins qui s’expriment, lorsque je parle « des anciens déportés » à des gens qui ne se tiennent pas directement à proximité de ce monde de la déportation ou à proximité de cette réflexion nécessaire aujourd’hui sur la barbarie et la déshumanisation, lorsque donc je parle de cela à des personnes qui pratiquent la recherche universitaire selon les critères classiques de cette discipline, c’est souvent une réaction que je perçois être en décalage avec la thématique qui se manifeste. J’en ai fait l’expérience récemment et je souhaite par ce court article, préciser un peu ce qu’il en est et lever certains préjugés car je pense qu’au loin des mondes, ce sont des préjugés qui empêchent la proximité.

Mon implication en tant qu’universitaire dans le monde de la déportation et le sens que prend l’action des personnes qui ont vécu le pire et assisté au pire, ne sont pas le lieu purement et simplement de cérémonies visant à éviter l’oubli. Quand on emploie l’expression « travail de mémoire », le sens de ce travail est beaucoup plus construit que ne pourrait l’être la simple volonté de se rassembler sur les lieux de l’horreur. Non, les déportés, leurs familles, les représentants des associations, les petites mains qui œuvrent à la réalisation prodigieuse de ces rendez-vous, n’ont pas seulement cela comme objectif. Derrière la facilité avec laquelle « on » vous explique comment ceci et cela s’est produit, il y a une volonté sans limite de comprendre les conditions de possibilité d’une barbarie donnée et, ici, en l’occurrence, de la barbarie nazie.

L’expérience vécue est la source d’un questionnement visant à décrire le mieux possible la manière dont les événements se sont produits. C’est le travail de l’historien. Se pose à cet égard, toute une série de questions : les sources sont-elles fiables ? D’où proviennent-elles ? Quelle interprétation peut-on leur donner ? En quoi ces événements ont-ils une quelconque influence sur le présent ? Quelle parade a-t-on trouvé pour empêcher leur renouvellement ? Faut-il interdire des tendances politiques extrêmes pouvant conduire à des régimes dictatoriaux de type national socialisme ? A-t-on exploité toutes les archives ? Sur quels types de documents peut-on s’appuyer ? Peut-on tenir compte des écrits littéraires ? Voilà donc les questions propres au travail de l’historien. Pardon d’en oublier beaucoup. Je ne pense pas que ce travail puisse être réduit au rang de ce que la conscience collective aujourd’hui se représente comme « travail de mémoire » au sens cérémonial du terme.

A propos du travail philosophique et de la réflexion philosophique, une infinité de questions se posent. On se demande par exemple si la vérité réside dans le discours historique, c’est une question que je me suis posée et qui m’est apparue récemment : l’ampleur de ce qui est vécu par l’être humain qui est soumis à la barbarie, sa vie intérieure, la manière dont il la formule, le sens qu’il lui donne, les croyances qu’il convoque pour se soutenir, pour s’extraire, tout cela mérite grande et profonde réflexion et c’est une réflexion et un champ de recherche qui n’est pas tout à fait du ressort du travail de l’histoire. Il me semble qu’une telle réflexion dépasse encore plus la représentation collective du travail de mémoire au sens cérémonial du terme. Et dans ce cadre, quand on essaie de comprendre ou d’interpréter une photo prise dans un camp, on n’est pas dans la position d’une compassion quelconque. On s’insurge certes, mais on essaie surtout de distinguer les sens que le système concentrationnaire voulait instituer, le sens en résistance que le prisonnier exprime de sa vie intérieure, le produit de la confrontation de ces deux sens, etc. etc. La photo si elle est seulement « lourde » manque son objectif : elle est d’abord une base de travail qui doit permettre une prise de mesure objective, la plus objective possible, la plus explicite possible, visant à informer l’humain de ce qu’il est capable et visant aussi à fournir des outils conceptuels propres à nous prémunir de ce que j’ai nommé la régression en barbarie. Quand nous voyons sur une photo, qu’un peintre fait le portrait d’un visage provenant d’un corps mort, sur un tas de corps morts et que ce peintre extrait ce visage de son contexte, qu’il lui ouvre les yeux, alors on comprend que peindre, cela peut aussi vouloir dire : donner vie. Voilà, pour un exemple d’interprétation, un exemple qui montre le type de connaissance auquel on peut avoir accès en dépassant ce côté d’abord « lourd » des documents provenant du monde concentrationnaire. Je pense que ce genre de connaissance ne nous abat pas, qu’il ne pèse pas sur nos modestes épaules, mais au contraire, qu’il nous fait grandir dans ce que nous savons de la nature humaine et de ce dont elle est capable quand cette capacité suscite l’étonnement-émerveillement (thaumazein) propre au philosopher.

Je pense fondamentalement que la philosophie est « utile », contre toute la grâce qui peut être présente dans le lien de détachement figurant la stricte appartenance au monde des idées. Oui, la philosophie est utile, ne serait-ce que parce qu’elle nous rappelle sans cesse et sans faillir notre appartenance essentielle au patrimoine mondial de l’humanité. Et je pense encore que faire de la philosophie, c’est une manière de faire justice, c’est un acte de langage qui préserve le lien ontologique. Quand Descartes disais « je pense donc je suis », il est une implication qui a rarement voire qui na jamais été soulignée : celle, précisément, de cette puissance dans l’acte de langage qui peut permettre à la formule de signifier que lorsque je pense, alors, je réaffirme mon lien ontologique. Ce n’est pas le sens qu’il a voulu donner à cette affirmation, mais c’est un sens que nous pouvons aujourd’hui lui donner pour contrer ce que Descartes appelait justement les songe-creux et les pense-misère quand la vacuité signifie l’évitement ou la fuite dans l’exercice de l’autruche.

Cathy Leblanc.

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