A première vue, la philosophie n'a rien d'un récit puisque le récit raconte et que la philosophie analyse. Le récit dit les choses réelles ou imaginaires qui se sont produites. On parle ainsi du récit d'aventures. Mais on parle aussi des grands récits de la Création. On fait alors référence au récit biblique mais aussi aux cosmogonies des penseurs ou écrivains grecs de l'antiquité qui cherchaient la formulation adéquate à l'origine de la vie. Pour cela, ils commencent d'abord à appliquer des schémas humains de la reproduction sur ce qui n'a rien à voir avec le vivant humain : on peut ainsi concevoir dans le récit que la Terre enfante. Le récit devient de cette manière, créateur ou fondateur de sens. Et l'on constate que c'est très souvent sur le récit que la philosophie s'appuie pour mettre en œuvre sa compréhension du monde.
Le philosophe n'a pas pu se débarrasser du récit pour accéder au monde des idées. Son activité se fonde sur l'humain, sur des trames de vies, des épisodes historiques, et c'est pourquoi l'exemple devient la forme dérivée du récit toujours à l'œuvre dans la réflexion qui consiste à comprendre le monde qui nous entoure. Le philosophe appuie son discours sur les événements qui composent le récit, à partir de l'exemple.
C'est le cas de Jean-Luc Marion qui parle des "phénomènes saturés" : il s'agit des phénomènes ou d'événements qui sont à ce point chargés de sens que l'on ne saurait épuiser ce sens. Pas de mesure de l'événement. Il alors appuie son propos sur une constatation commune à un grand nombre d'événements et prend l'exemple d'une expérience vécue : celle d'une conférence qu'il donna dans la salle des actes de l'Institut Catholique de Paris le 29 janvier 1999. Impossible de décrire tout ce qui s'est produit de A à Z depuis le début de la conférence jusqu'à son terme. Jean-Luc Marion en tire un concept qui pourrait sembler bien obscur et hors d'atteinte, propre au jargon philosophique et pourtant il a besoin de faire référence à des événements que tout le monde peut comprendre et qui concernent le récit.
Ceci nous montre que le récit occupe une place essentielle pour la vie de tous. On pourrait même dire qu'il est le sens lui-même. Sans événement, rien ne se produit. Le sens se construit à mesure qu'apparaissent les liens entre les événements ou les liens qui unissent les éléments qui composent les événements.
Il semblerait que la tradition ait toujours été consciente de ce rôle du récit vis à vis de la construction du sens. C'est peut-être la raison pour laquelle on fait la lecture de récits aux enfants quand ils sont très jeunes : pour les aider à construire et à voir le sens. La lecture au bord du lit avant le passage du marchand de sable devient une véritable expérience philosophique sans que l'on en ait véritablement conscience. Elle donne à l'enfant les moyens de construire le sens de son existence, le sens du rapport à autrui, mais la lecture du bord du lit donne aussi à l'enfant, la possibilité de formuler des rêves et de se projeter dans l'avenir.
Voilà que nous établissons un lien entre le récit et l'existence et ceci nous plonge nécessairement au cœur même d'une discipline : celle de la science historique. Cette discipline se distingue de la philosophie sans qu'elle soit en rupture avec elle puisque la philosophie réfléchit sur tout. Son but est de tirer des principes, d'isoler la structure de ce qui construit le sens, d'énoncer des règles universelles, voire de prédire des tendances ou même de les combattre.
Le récit historique est le récit d'événements vrais qui témoignent des agissements de tel ou tel peuple, de tel ou tel gouvernement et s'il importe que ce récit soit juste, c'est parce qu'il est également question de justice dans les faits.
J'ai récemment assisté au XXXIème Congrès de l'Association française Buchenwald-Dora et Kommandos, association des anciens déportés, où se trouvaient des survivants des camps. J'ai compris combien, vis à vis de ces personnes qui portent en leur chair le poids de l'histoire, il importait d'employer les mots justes. Un débat s'est d'ailleurs engagé sur l'emploi d'un nouveau concept, celui de "mémoire partagée" et ceci nous renvoie à ce dont nous parlions plus haut quand nous évoquions le travail de Jean-Luc Marion. Nous disions qu'il existe des phénomènes qui sont à ce point chargés de sens qu'il semble que ce sens soit inépuisable. C'est bien ce que ressentent justement les anciens déportés. L'expérience qu'ils ont vécu est à ce point singulière, elle les a touchés si intimement, qu'il ne leur est pas possible de banaliser ce moment de leur existence dans un concept englobant de mémoire partagée. Pas plus ne peuvent-ils reconnaître en leur bourreau des personnes victimes du système. S'il revient à l'histoire et à la philosophie de réconcilier les peuples, il convient qu'elles honorent le concept de responsabilité.
La conclusion que la philosophie pourra formuler au regard de ces faits est qu'il importe au plus haut point que le récit qu'écrit l'histoire soit conforme non seulement aux événements qui ont eu lieu mais aussi et peut-être surtout à la singularité des expériences vécues par les hommes. On ne pourra donc jamais englober l'histoire dans des généralités : c'est pourquoi il faut l'étudier et lire les récits nombreux de ceux qui l'ont vécue. C'est à ce prix que l'homme sera respecté en son identité, en sa singularité.
Il faut beaucoup de mots pour faire l'histoire, pour dire le sens qu'elle a pris. Et il faut encore beaucoup de mots à une société pour faire sens et pour que l'existence ait du sens et protège le sens qu'elle a. On remarque à cet égard que la censure est le premier outil des pouvoirs totalitaires. On brûle les livres. On fait taire les journalistes. Reste à nous poser une question essentielle : nous donnons-nous aujourd'hui la possibilité de créer du sens et de le formuler, de donner toute sa place à la parole ? Nos enfants seront-ils dépositaires de la qualité d'une langue qui permettra de construire le sens de leur existence ?
Bien que notre pays ne soit pas en guerre, nous remarquons une montée de la violence. Cela est vrai en France mais aussi dans beaucoup d'autres démocraties alors qu'il n'y a pas forcément censure. Pourtant tout se passe comme si une censure était à l'œuvre et elle est le fait d'un ordre économique qui modifie en profondeur le rapport à la temporalité : il faut faire vite. Toujours plus vite. On écrit à partir de SMS. On s'exprime à l'aide d'onomatopées. Les vérités les plus insoutenables sont dites à partir de cigles (ex: SDF). Les longs discours nourris de la pâte des grands écrivains, les longues discussions comprenant digressions et figures de rhétorique deviennent des pièces de musée. La littérature devient désuète quand elle est pourtant le terreau fertile de la création narrative. Le principe d'économie s'applique à notre parole. Il faut faire des économies !
Oui, il y a un lien entre la violence, la guerre et l'absence de parole. Le remède semble donc simple : réintroduisons des modes discursifs élaborés dans nos sociétés pour faire en sorte que les existences trouvent un peu plus de sens.
Et je suggèrerai ici un petit exercice : consignez donc certains épisodes de votre vécu dans un petit journal et vous verrez que progressivement, c'est toute votre perception du monde qui évoluera. Vous verrez que progressivement vous trouverez dans ce qui vient à vous la noblesse par laquelle l'écriture s'adresse à la vie.
Cathy Leblanc
Pour la revue Vues d'ensemble, n°44, janvier 2010