70ème anniversaire de la libération du camp de Buchenwald
Ce weekend avaient lieu de nouveau et comme chaque année, un immense rassemblement fraternel à Buchenwald. Ainsi que l’indique l’expression que l’on utilise couramment, Buchenwald est devenu l’appellation d’un lieu un peu comme on parle d’une ville : on va à Paris, à Berlin ou à Londres. Pourtant on ne va pas à Buchenwald comme on va à Paris, à Berlin ou à Londres car Buchenwald n’est pas tout à fait un lieu, c’est une forêt de hêtres où le non-être a englouti des dizaines de milliers d’existences. Buchenwald n’est pas un village mais le nom désigne la forêt dans laquelle un régime criminel officiel et légitime s’est rendu coupable de crime contre l’humanité. Et si Buchenwald est devenu comme le nom d’une ville c’est parce qu’il fut la destination de dizaines de milliers de personnes qu’on allait faire mourir : 56000 au total.
Quatre-vingt-neuf déportés étaient présents, tous très âgés, mais maintenus par la volonté indestructible de faire connaître encore et encore ce qui s’est produit là, dans ce coin de nature où deux siècles auparavant un certain Goethe rédigea son Faust. Au beau milieu du sordide camp de Buchenwald, se trouve en effet, un autre lieu que l’on désigne sous l’appellation d’arbre de Goethe qui constituait pour les déportés le signe d’une malédiction. On disait dans le camp que lorsque cet arbre serait détruit, le camp serait libéré. Quelle étrange relation que celle de Goethe, de Faust et du camp où l’on a volé l’âme de tant de personnes ! Vendre son âme au diable contre une jeunesse éternelle ; c’est aussi d’un plan véritablement diabolique que les prisonniers furent victimes dans ce lieu. On raconte que peu de temps avant la libération du camp, il y eut un orage qui foudroya l’arbre de Goethe. Comment concevoir tout ce sens, ces relations ? Annonce ? Préfiguration ? La plus cruelle attente devant la plus sordide entreprise. Nous sommes en 2015, qui n’a rien de l’an de grâce 2015 comme pourrait le dire la formule. Mais, en dépit des circonstances, des difficultés humaines, sociales, et économiques, une fois encore, tout le monde était au rendez-vous pour les cérémonies. Chaque année tout le monde fait le voyage. Pourquoi ? Quel sens cela a-t-il ?
Au sortir du camp, rassemblés une dernière fois sur la place d’appel du haut de leur 35 ou 40kg les déportés ont prêté serment pour dire leur volonté et leur engagement dans une lutte sans appel contre la barbarie et toute forme de régime totalitaire et criminel. Cette lutte a pris la forme de ce que l’on nomma un « travail de mémoire » (et non un devoir de mémoire car chacun prenait le libre engagement de s’y adonner). Il consista à témoigner le plus possible et en tous lieux des faits qui avaient été vécus. C’est ainsi que les anciens déportés parcoururent les écoles pour dire aux enfants ce dont ils avaient été victimes et ce qui s’est produit. Le message peut se formuler de la façon suivante : soyons attentifs et vigilent : l’homme est capable du pire quand il s’appuie sur l’intolérance et la haine et surtout la haine raciale. C’est ainsi que les cérémonies de mémoire ont recouvert un double aspect : celui d’un recueillement et celui d’une mise en garde. L’idée est que conscient des atrocités qui peuvent surgir, on fasse attention à la différence. L’idée est également de penser que quiconque se joindra au recueillement sera capable de l’empathie qui nous garantit une humanité paisible et harmonieuse. Car l’empathie est bien ce dont ont été dépourvus les bourreaux. Et il y a des méthodes très précises pour soustraire leur capacité d’empathie à ceux qui doivent devenir des bourreaux. Cela implique une rupture de la capacité de lien que porte en principe l’empathie produite par le jeu des neurones miroirs ainsi qu’ont pu le révéler les travaux de René Girard.
L’idée des commémorations, du travail de mémoire mais aussi des travaux réalisés sur ces événements, c’est aussi d’essayer de comprendre les mécanismes par lesquels on survit, par lesquels on devient capable du pire, de l’impensable, de l’impossible et de l’inacceptable. Comment un être humain peut-il franchir de telles limites ? Comment un médecin peut-il en venir à s’adonner à des expériences sur des cobails humains qu’il fait atrocement souffrir.
Parmi les différentes étapes des commémorations se trouve une visite guidée du camp et un lieu dans lequel on a perpétré tant de crimes et tant d’horreurs n’est pas comparable à n’importe quel lieu. Il y a quelque chose qui reste, quelque de froid, d’effroi et de lourd. La temporalité de la visite n’est pas non plus assimilable à la temporalité d’une visite touristique. C’est un peu comme s’il y avait une mémoire du lieu ou comme si chaque lieu possédait une matérialité abstraite, invisible mais perceptible qui se transforme en fonction de ce qui est vécu.
Il faut dire qu’il fait très froid à Buchenwald. On se trouve sur une plaine directement exposée au vent du Nord et l’on ne peut pas penser que ce lieu ait été choisi au hasard. Alors que le temps était des plus clément -il fit jusque 28 degré vendredi dernier à Weimar- on sent le froid tomber sur ses épaules dès que l’on arrive sur ce que l’on a désormais nommé « la route du sang ». Il s’agit du chemin que parcouraient les déportés arrivés en gare de Weimar pour rejoindre le camp. C’est le long de cette route forestière que furent plantés des arbres fruitiers afin de commémorer la mémoire de valeureux prisonniers comme Marcel Paul, communiste français, grand résistant ou encore Otto Kipp, antifachiste allemand.
Dans la forêt, pour la cérémonie de plantage des arbres qui eut lieu le samedi, des fauteuils et des couvertures avaient été préparés devant l’un des arbres, celui de Otto Kipp. Dans le camp, on inaugura également une plaque pour les déportés espagnols alors que l'année dernière, l'inauguration commémoraient les aviateurs canadiens dont faisait partie Ed Carter Edwards.
Alors que les discours des autorités et de personnalités étaient présentés, les anciens déportés écoutaient attentivement. La souffrance occasionnée par le crime de masse n’a pas de limites et il se produit toujours, lors des commémorations, des manifestations inattendues que l’on a soin de respecter. On remarque ainsi un vieil homme portant une kippa avec un placard autour du coup et la dénonciation des actes de barbarie nazie. Il apporte des bouquets de jonquilles aux anciens déportés, leur donne une bougie et leur demande de signer son livre, ce que chacun fait gentiment. La gentillesse et la fraternité viennent réchauffer le lieu, tout comme les interventions des écoliers et collégiens présents chaque année lors des cérémonies. Cette fois, c’est un jeune homme qui a joué un morceau de violon. La presse allemande est elle aussi toujours au rendez-vous pour donner écho à ces cérémonies. On ne saurait donc prétendre, comme cela est fait parfois que l’Allemagne veut ignorer ce qui s’est produit pendant le IIIème Reich. Les autorités allemandes, locales et nationales sont très actives.
Chaque année et continuellement c’est un musée qui se construit avec des expositions d’objets nous ouvrant sur la vie mais aussi les réalisations les plus inattendues de ces pauvres déportés. Cette année, à la suite d’un immense travail de recherche, mais aussi un travail politique de conventions, de prêts, et tout ce côté administratif et parfois lourd qui peut accompagner une exposition, l’association française de Buchenwald Dora et Kommandos en la personne extrêmement dévouée d’Agnès Triebel et de concert avec Gisèle Provost, a pu proposer une exposition des médailles gravée par Pierre Provos, un résistant français interné au camp de Buchenwald en janvier 1944.
Voir : http://cnrdbarbusse2012.blogspot.com/2012/03/etre-solidaire.html
Cette journée du samedi se prolongea à Weimar, au théâtre où l'on organisait une soirée de très grande qualité avec une pièce de théâtre : Die Soldaten, des ateliers avec des anciens déportés qui se mettaient au service des étudiants pour répondre à leur question, puis de la musique de jazz, musique interdite par le troisième Reich. Le dimanche eurent lieu les grandes commémorations dans le camp de Buchenwald avec les discours publics des anciens déportés et des autorités (cf. article de l'année dernière).