Subir un tort nécessite souvent du temps pour recouvrer un état psychique, moral, émotionnel initial si tant est qu’on le recouvre jamais à l’identique. Dans l’adaptation qui suit le tort, le traumatisme, peut-on distinguer quelque chose comme des niveaux d’adaptation qui marqueraient une construction du pardon ? Le pardon est-il spontané ou, tout au contraire décidé ? Les deux possibilités sont-elles envisageables ? Qu’est-ce donc que pardonner ?
Je ne cacherai pas que ma formation heideggerienne me vient ici grandement en aide et j’en appelle tout particulièrement au traité ontico-ontologique de 1927 Sein und Zeit, c’est-à-dire Etre et Temps. Pourtant il n’est pas question du pardon dans cet ouvrage. En effet, Heidegger y explora les catégories existentiales du Dasein. Pour qui n’est pas familier avec la terminologie heideggerienne, je préciserai que le Dasein est l’équivalent de l’homme à ceci près qu’il est mis en relation avec l’Être (Sein). Et la raison pour laquelle j’en appelle ici à Etre et Temps est que Heidegger y développe non pas une pensée du pardon qui reste une forme de retour sur soi temporel, mais l’idée de l’être-avec comme catégorie existentiale. C’est, par suite dans cet avec, dans l’existence accompagnée, que je chercherai les sources de la temporalité du pardon. Pourquoi ? Parce qu’il apparaît que le pardon ait pour fonction soit de confirmer une relation, soit de la révoquer. Dans le cas d’une confirmation de la relation, nous sommes donc avec un « avec » choisi, souhaité, confirmé. Dans le cas d’une révocation, quelque chose est supprimé momentanément ou définitivement.
Ceci implique que lors de la possibilité du pardon, de la confirmation de la relation, quelque chose a menacé cette relation au point de pouvoir lui en supprimer la possibilité. La confirmation de la relation est donc aussi la réaffirmation de sa possibilité. Ainsi la temporalité du pardon repose-t-elle sur un questionnement du possible, la question étant de savoir si la confirmation de la relation est possible si bien qu’il convient de questionner non plus le pardon mais la nature même de la possibilité. Que cela signifie-t-il de dire que l’on vit dans un monde possible ? Que cela signifie-t-il d’affirmer la possibilité de la relation ?
Il ne fait aucun doute que la possibilité est possibilité de reconnaissance de l’altérité source d’un tort subi. Voilà qui nous mène à une problématique reprise par Paul Ricœur mais souvent abordée par Emmanuel Levinas.
Une autre question surgit alors : puis-je continuer d’assurer ma reconnaissance à Autrui alors même que le tort peut constituer une forme de méconnaissance ?
Cette cascade de questions représente la source même de la temporalité du pardon. Chaque question reste une étape à « valider », à « accepter ». Au fur et à mesure des différentes représentations, je m’ancre ou ne m’ancre pas dans le pardon mais plus je valide les représentations et plus je m’approche d’une confirmation de la relation. Plus je me pose la question et moins je révoque la rupture. Le déploiement de la temporalité en ce sens, semble inviter ou appeler le pardon là où le refus constitue la construction d’une rupture. Aussi l’être sans pardon ne peut-il continuer d’être en relation avec l’altérité ou avec une altérité donnée. Le monde, en ce sens est empiété, restreint, de même que la liberté de jouissance d’un espace qui semble infini. Pardonner, serait-ce être libre ?