Dans la partie sud du camp, là où le vent se calme, là où réside la forêt, on trouve les fondations de ce qui était les habitations SS. Des hommes, des femmes, des enfants vivaient à proximité du plus grand désastre que l’humanité ait connu, dans la plus grande indifférence.
Dès leur libération du camp, les prisonniers ont prêté serment pour perpétuer un travail veillant à faire connaître ce dont ils avaient été les victimes et en espérant mettre en garde les consciences pour que jamais ne faille le sentiment d’humanité. C’est cette conscience profonde qu’ils veillent année après année à éclairer de leur histoire pour éviter que le pire ne recommence.
Rentrer chez soi après un tel traitement ne fut en aucun cas facile. On se représente aisément, le degré d’humiliation dans lequel chaque prisonnier fut plongé au point de perdre connaissance de son identité. C’était en tout cas l’objectif de l’idéologie qui rappelait par tous moyens possibles et inimaginable à ces pauvres hommes qu’ils n’étaient rien, des « stück », du matériau d’usinage, tout au plus, dont la durée de vie avait été soigneusement calculée. Il était connu, comme le rappelle Pierre Durand sur une video disponible sur le web que l’on rentrait par le portail du camp et que l’on en ressortait par la cheminée. Alors, retrouver la chaleur d’un foyer après un si grand traumatisme n’a rien d’évident. Pouvoir de nouveau éprouver cette douce chaleur du foyer n’est pas nécessairement possible. Retrouver le bonheur après une si tragique trajectoire peut paraître absolument illusoire. N’être personne si longtemps et redevenir quelqu’un tout à coup relève du choc, d’un choc qu’il faut dépasser. Mais chacun a porté sa dignité aussi haut qu’il le pouvait en faisant face à ce retour traumatique et traumatisant. On parle aussi, de grandes histoires d’amour. Et pourtant, après la dureté d’un traitement SS, on imagine à quel point la tendresse d’une personne peut sembler étrange, voire étrangère au monde que l’on s’est constitué. Et s’il fut question de survie dans le camp, c’est encore de survie dont il faut parler de retour au pays.
Depuis les années 50, les anciens prisonniers de Buchenwald se sont constitués en « amicale » de manière à rester actifs dans leur démarche et chaque année, ces anciens prisonniers se retrouvent à Weimar et Buchenwald afin de commémorer leur libération, afin de rendre hommage à ceux qui ont perdu la vie dans des conditions innommables, afin de redire leur détermination à lutter pour la vie, ce que Floréal Barrier rappelait dans une rencontre organisée à Lille le 26 septembre 2011 à l’occasion du festival de philosophie "citephilo". Je recevais Agnès Triebel, vice-présidente de l'association française Buchenwald-Dora et Kommandos pour sa très belle traduction de l'ouvrage autobiographique de Thomas Geve, Survivant d'Auschwitz, j'ai eu 13 ans en camp de concentration, Paris, Gawsewitch, 2011. Elle était venue accompagnée de Floréal qui put éclairer ses propos et ce d'autant que Thomas Geve fut aussi déporté à Buchenwald, camp qu'il dessina sous tous ses aspects et dont les dessins sont accessibles à partir d'une exposition prêtée par l'association BDK. La salle était comble, des professeurs, des chercheurs, mais aussi des personnes qui voulaient écouter : des adolescents, les scouts de France, la population lilloise. Tout le monde écoutait attentivement Floréal parler de sa "lutte pour la" vie et pourtant : Floréal tout en ayant été nommé « Lagerschutz », et alors que son travail était de veiller au bon ordre du camp, faisait de la résistance dans le camp de manière à donner à ses camarades quelque morceau de nourriture qu’il pouvait voler aux cuisines des SS. A l’époque où il fut arrêté, ainsi qu’il l’indique dans le discours qu’il fait ce 13 avril 2014, Floréal avait 18 ans et il était typographe, métier qui a aujourd’hui disparu. Mais il était aussi communiste et résistant, raison pour laquelle il fut arrêté et déporté.
Bertrand Herz, aujourd’hui président du comité international de Buchenwad-Dora et Kommandos, avait lui 14 ans quand il fut arrêté. On trouvera dans le lien ci-dessous, l'intégralité des discours prononcés lors de ces cérémonies (si vous ne parvenez pas à lire la vidéo, vous pouvez installer googlechrome comme navigateur de votre ordinateur).
https://drive.google.com/file/d/0B0B7l_tpoqJxSGpnaUF2LWNUR3c/edit?usp=sharing
Il y a un peu plus d’un mois, soit une vingtaine de jours avant les commémorations, j’ai reçu un mail d’un ami ancien déporté de nationalité canadienne, âgé de 91 ans et qui s’engagea alors qu’il avait vingt ans dans la Canadian Air Force pour venir aider la France. Cette histoire me parut à la fois curieuse et familière car elle me rappela le cas d’un poète sur lequel j’ai beaucoup travaillé et qui se nommait e. e. cummings, poète qui, lors de la première guerre mondiale s’était engagé auprès de l’armée française pour aider et qui, soupçonné d’espionnage par un préfet qui s’avéra ensuite très peu recommandable, fut enfermé dans ce qui se nommait alors, pendant la première guerre mondiale, le camp de concentration de Compiègne. Rien à voir avec les camps de Buchenwald ou Auschwitz mais tout de même, les conditions de survie étaient horribles comme le raconte cummings dans son roman autobiographique intitulé The enormous room. A travers Ed Carter Edwards, c’est un peu cummings que je retrouvais. Un jeune homme plein de courage, patriote et dévoué.
Dans son mail, Ed me disait tout simplement qu’il viendrait certainement à Buchenwald et me demandait de façon très laconique : « will you be there ? ». J’entendais en le lisant, sa petite voix aigue mais je percevais aussi un appel qui se justifie par le fait que ce n’est pas dans la solitude que l’on peut retourner sur les lieux d’une telle souffrance. Comment dire « non » ? Comment refuser d’accompagner notre ami, d’être là tout simplement ? C’est impossible et je pris spontanément la décision de me rendre aux cérémonies.
Comme chaque année, ces cérémonies sont organisées par les autorités allemandes. Beaucoup de personnes travaillent aux mémoriaux et, dans les universités sur la thématique de l’idéologie nazie ou sur la réception de cette période de l’histoire par la population contemporaine. On est également tout à fait ému de voir venir, année après année, les jeunes des écoles, portant avec émotion, les drapeaux des nationalités qui furent présentes dans le camp ainsi que le montre cette photo. En aucun cas, on ne peut dire que les allemands veulent oublier leur passé. Ils ont effectué un immense travail pour faire connaître les génocides qui ont eu lieu chez eux et pour protéger la jeunesse de la barbarie dont elle pourrait se rendre responsable si une éducation n’était dispensée pour la contrer. J’avais été émue, lors d’un pèlerinage à Mauthausen, d’apprendre que les jeunes élèves d’une école nettoyaient les mémoriaux année après année. Il faut donc prendre garde de ne pas confondre allemand et nazi ! Il faut aussi savoir que les premiers prisonniers à Buchenwald étaient allemands et que la population de Trèves vota massivement contre Hitler en 1933.
Revenons à ces cérémonies. Ed était venu avec d’autres anciens pilotes canadiens et américains et cet anniversaire était d’autant plus significatif qu’une plaque commémorative devait être érigée au bloc 41 en hommage à tous ces aviateurs dont Ed me raconta l’histoire.
Comme eux, il venait d’arriver à Frankfort, en avion, souffrait du décalage horaire, était strictement à l’heure pour tous les rendez-vous et arborait fièrement ses médailles sur son beau costume militaire. J’ai pu diner avec lui le samedi 12 au soir et nous avons beaucoup parlé. Comme Pierre Durand le fait dans la vidéo en ligne, Ed me parla des chiens, de ses peurs qui sont restées et devenues indélébiles. Lors des déambulations dans le camp, Dominique Durand, Président de l'association BDK, fils de Pierre Durand, me montra le chenil, un chenil qui abritait des dogues entraînés pour tuer. Il « accueillait » les prisonniers lors de leur descente des trains en les mordant et les « accompagnant » dans leur course forcée vers camp. Ed me parla aussi –et ce fut la première fois que je l’entendais parler de la sorte- de son sauvetage par un SS nazi. J’en fus surprise d’autant que j’organisais il y a trois ans un colloque sur le pardon pour lequel j’avais préparé un questionnaire qui fut adressé à un grand nombre de déportés. Ed y avait répondu et je me demande si le thème n’est pas devenu pendant ces années, une forme de suggestion. En effet, ainsi que l’on peut l’écouter dans le lien relatif aux discours, il raconte l’histoire de ces pilotes, de ces « airmen » qui furent assignés à Buchenwald puis transportés longtemps après, dans un stalag où le traitement était moins dur, et ce, suite au cri que l’un d’eux poussa devant un officer SS en visite. Dans son discours, et lors de la commémoration sur la plaque du bloc 41, Ed remercia cet officier SS. Et je crois qu’il ne faut pas sous-estimer l’impact de cette forme de pardon ou cette forme de reconnaissance sur le public allemand présent en cet endroit, ce jour. Le lendemain des cérémonies, des articles fleurissaient les journaux locaux.
Ne sous-estimons donc pas le travail effectué en Allemagne pour lutter contre la barbarie et ne sous-estimons pas l’impact de ce passé sur la population contemporaine. En effet, on parle aujourd’hui de ce que l’on nomme « la génération perdue ». Il s’agit des troisièmes et quatrièmes générations qui se sentent mal à l’aise et coupable vis-à-vis de cette période de l’histoire de leur pays. Ainsi que l’expliquait Bertrand Herz dans un article qu’il écrivit pour le blog du Struthof, cet immense travail de mémoire effectué par la population allemande contemporaine a été la garantie de la réconciliation.
C’est à 14 ans que Bertrand est arrivé dans le petit camp de Buchenwald, avec son père. Puis ils furent dirigés vers le kommando extérieur de Niederorschel où son père mourut d’épuisement le 27 janvier 1945. Sa mère était morte le 29 décembre 1944 au Revier de Ravensbrück. Sa sœur survécu et fut délivrée par la Croix-Rouge suédoise en avril 1945. Quand Bertrand sortit, il était donc…orphelin et c’est ce poids qu’il portait encore et toujours avec lui lorsqu’accompagné d’Elie Wiesel, d’Angela Merkel et de Barack Obama, le 5 juin 2009. Ils s’inclinèrent devant une plaque commémorative qui est maintenue tout au long de l’année à la température du corps humain. C'est aussi ce poids qu'il portait quand il fut nommé citoyen d'honneur de la ville de Weimar le 13 avril 2010. Comme on le comprendra l'honneur donné solenellement aux victimes vient ici consolider le travail de réconciliation interétatique. (ci-contre Bertrand Herz tout juste nommé citoyen d'honneur de la ville de Weimar.
Floréal, Bertrand, Ed…et beaucoup d’autres anciens déportés étaient de nouveau présents pour les cérémonies et pour rendre hommage tout en scellant le travail de mémoire accompli à celui accompli par les nouvelles générations. Par le respect qu’elles suscitent, ces cérémonies requièrent un positionnement qui génère à lui seul la garantie de l’humanité et c’est pourquoi année après année, il faut accomplir ce geste, se replacer de nouveau dans cette déférence pour en prendre la mesure et afin qu’autour de nous ce soit aussi la déférence vis-à-vis de l’humain qui soit en chaque geste célébrée.
Cathy Leblanc.