Ce week-end avait lieu une assemblée du conseil d’administration des anciens déportés de Buchenwald, Dora et Kommandos. Il y fut question de diverses préparations dont celle du colloque sur le pardon qui aura lieu à l’Université Catholique de Lille du 10 au 12 mars 2011. A l’initiative de ce colloque, un dialogue entre l’Association des anciens déportés de Buchenwald et la Faculté de Théologie, autour d’une conférence donnée par David Pettigrew (cf. compte-rendu ci-dessous) à propos de la question du génocide perpétré à Sarajevo et Srebrenica et de la manière dont on peut ou on ne peut pas réconcilier les peuples, à propos de la manière dont on veut ou on ne veut pas oublier.
Chacun avait alors été choqué du fait que l’on puisse, sur ce que les après-guerres mondiales avaient nommé « des lieux de mémoires », construire des immeubles, un garage automobile, que l’on puisse destituer les personnes de leur habitation pour y construire des monuments religieux et violer ainsi tout ce en quoi consiste le respect et l’intégrité de la personne.
C’est dans le prolongement de ce questionnement que Dominique Durand, allias Dominique Decèze, auteur de maints ouvrages consacrés à l’univers concentrationnaire d’une part et, au monde du travail de l’autre –la relation entre ces deux mondes apparaît d’elle-même- , proposa un dialogue thématique autour du pardon. Il ne me fallut pas longtemps pour recevoir l’enthousiame de mes collègues, de mes amis, et des interlocuteurs des pays que je visitais et l’entreprise fut facilement posée. Posée également, la possibilité d’inclure, dans une approche thématique, le fruit d’une étude du monde de la déportation et non l’inverse.
Cette démarche me semble particulièrement répondre à un souci qui fut évoqué relativement à la conférence de Monsieur Pettigrew. Nous nous étonnons, en effet, d’une certaine indifférence vis-à-vis de la barbarie perpétrée à rien moins que 3 heures d’avion de « chez nous », vis-à-vis aussi du message porté par le travail autour de la mémoire et de la déportation. Cette indifférence n’est pas une simple indifférence. Elle se compose de deux orientations bien distinctes. Bien sûr, il y a l’indifférence de celui qui se dit qu’il n’en a rien à faire de ces histoires là et que le quotidien est suffisamment rempli ou difficile à vivre ou je ne sais quoi, pour ne pas avoir à réfléchir sur des choses pesantes, impossibles et finalement trop envahissantes. Mais il y a aussi –et nous devons là écouter le message qui se libère de cette attitude- l’indifférence apparente de celui ou celle qui ne « saurait » s’ouvrir à la question des souffrances perpétrées dans de tels univers (celui de la concentration, celui du génocide).
L’être humain, s’il peut être barbare est également sensible. Pouvons-nous dire que nous sommes barbares ou que nous sommes tous barbares ? C’est une question très délicates qui se heurte à certaines limites : celui qui a souffert l’ultime ne peut s’affirmer barbare. L’épreuve de l’ultime nous révèle ainsi la portée des concepts et de leur universalité. Ainsi devons-nous probablement plutôt dire que certains d’entre nous sont barbares mais que la barbarie est sans doute pour beaucoup d’entre nous –et si l’éducation et la sensibilité nous en protège- hors de portée. Pourtant qui n’a pas un jour dans son existence éprouvé la colère, voulu exprimer à telle ou telle administration l’absurdité de son système ? Qui n’a pas assisté à la colère d’un tiers et craint les suites de cette épreuve de la violence ? Il y a là une question d’intensité, de gradation qui, de la gentillesse peut évoluer vers la barbarie. D’où aussi le problème de la responsabilité. A ce titre j’aimerais ouvrir une parenthèse sur l’un des derniers films où joue Gérard Depardieu : « Mammouth » et dans lequel un très grand soin est pris pour montrer comment les personnages échappent à la violence. Je pense que ce sont de grands moments de ce film et la première étape d’un travail de mémoire revisité pourrait sans doute aucun consister en un enseignement visant à contenir ses colères. Je renvoie sur ce thème aux ouvrages d’Eric Weil, philosophe lillois, d’origine allemande arrivé à l’Université de Lille en 1933 sur recommandation d’un certain Albert Einstein. La philosophie, pour Eric Weil commence par la peur et non par l’étonnement comme c’était le cas chez Aristote (cf. Métaphysique, alpha).
Si donc, une partie d’entre nous ne saurait s’ouvrir à la question de la souffrance perpétrée dans l’univers concentrationnaire et du génocide, cette partie d’entre nous n’éprouve pas nécessairement la barbarie que nous aurions en nous puisque la donne est fort heureusement disparate. Et la sensibilité peut tout à fait nous rendre trop faible ou fragile pour nous ouvrir au fait barbare. C’est cette difficulté qu’il faudra, si nous souhaitons continuer le travail, que j’ai souhaité prendre en charge dans la conception d’études philosophiques thématiques non directement présentées du strict point de vue de la déportation ou de l’univers concentrationnaire en tant que thème fédérateur.
La philosophie aborde le problème du mal. Elle cherche des exemples mais n’a pas toujours sous la main, des concepts qui ont été mis à l’épreuve de l’ultime. Que signifie l’art ? Que signifie-t-il de différent quand il est pratiqué dans un camp de concentration ? Que signifie-t-il quand il est le portrait d’un homme que la barbarie a dépouillé de son humanité ? A-t-on affaire à l’écriture de l’histoire ou à une forme artistique ? Quel sens, la croisée de ces deux problématiques prend-t-elle ? Quel dialogue possible ?
Par ce présent article et parce que je sais qu’il est lu par des collègues du monde de l’éducation, je suggère la prise en charge de la sensibilité qui ne saurait s’ouvrir à une thématique barbare par un surcroît métaphysique. Poser la question de la possibilité métaphysique de la barbarie, ce n’est plus transmettre ou imposer une émotion que certains ne peuvent vivre et qu’ils fuiront dans une prétendue indifférence.
Par exemple en discutant du pardon, en le lançant comme question, ce week-end, des réponses absolument inouïes et magnifiques nous ont été généreusement offertes dans l’insigne de la sincérité. Ainsi s’est-il dit que « non, on ne peut pas pardonner au nazi qui nous a fait du mal, non… » sans que la haine ne s’exprime le moins du monde. Ainsi s’est-il dit que justement « on n’a pas la haine envers le nazi » et l’on a aussi cité un ouvrage décrivant la déformation de celui qui, rongé par la haine envers le nazi va jusqu’à en perdre son humanité, son visage. La traduction métaphysique de ces paroles merveilleuses est la suivante : il arrive que le déporté ait plus peur de la haine qui peut le déshumaniser –et il en a pleinement conscience- que du barbare nazi lui-même. Ainsi en conclut-on que le déporté possède, certainement suite à son expérience, une conscience avérée du pouvoir déshumanisant des sentiments éprouvés.