Nous voilà en deuil et le deuil serait naturel si l’on n'avait volé leur mort à ceux qui ont été assassinés. Je me souviens de Cabu, c’est drôle à dire car étant enfant, je le regardais au club Dorothée : Cabu considérait qu’il était très important de s’ouvrir aux enfants et de partager son talent avec les enfants parce que cela leur ouvre des perspectives. Quelle belle âme s’en est ainsi partie, au coin d’une vengeance terrible. Cabu et ses amis. Ses dessins ne nous mèneront plus au-delà du pensable, dans cet espace si particulier et si cher à la belle Raison qu’est l’humour. Il faudrait qu’en guise de deuil national, l’on décide de mettre un H majuscule à humour, l’élever au rang d’institution.
Le terrorisme qui sévit dans notre pays et dans le monde est une extraordinaire violence du pied de la lettre, une violence par laquelle aucun espace abstrait, aucun écart métaphorique n’a de place, une violence par laquelle le sujet est fixé dans une trajectoire sans paysage mais aussi dans une simplicité redoutable par laquelle l’humain n’est plus visible quand il fait sourire un prophète dont la représentation n’est pas d’usage.
Charlie a donné corps au prophète et des personnes capables de la plus inouïe des violences ont décidé que parce qu’il donnait corps à leur interdit, il fallait supprimer son corps à lui, le supprimer, le tuer. C’est ce que l’on nomme un acte radical. Parce qu’il a fait parler l’interdit, on l’empêche à jamais de parler. Parce qu’il a fait sourire l’interdit, on l’empêche à jamais de sourire, parce qu’il a fait vivre l’interdit et parce qu’il lui a donné les traits de l’humanité, alors on l’empêche de vivre et d’être simplement humain au plus beau sens du terme. L’intolérance ne supporte pas la différence et elle reste à jamais assoiffée d’uniformiser l’altérité et d’en faire un troupeau de clones. Pourquoi l’intolérance ne peut donc t-elle pas sourire et avoir de l’humour ? C’est que l’humour menace le monde de l’intolérance. Il lui donne un visage plus humain et la sort de sa fixité, la tire de son étreinte.
C’est parce qu’il constituait une telle menace que Charlie a été assassiné. Que faire de l’avenir à présent ? Lui donner sens et construire de manière à ce que la tolérance redevienne triomphante. Pas n’importe quelle tolérance, la tolérance issue des Lumières, issue de la connaissance d’autrui et de la curiosité vis-à-vis d’autrui. Cette tolérance là est le résultat d’un travail, d’une culture, de lectures multiples et diverses et je ne saurai que trop, vous citer ici, un passage de Descartes issu du Discours de la Méthode :
« Je ne laissais pas toutefois d’estimer les exercices, auxquels on s’occupe dans les écoles. Je savais que les langues, qu’on y apprend, sont nécessaires pour l’intelligence des livres anciens ; que la gentilles des fables réveille l’esprit ; que les actions mémorables des histoires le relèvent, et qu’étant lues avec discrétion, elles aident à former le jugement ; que la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés, qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée, en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées ; que l’éloquence a des forces et des beautés incomparables ; que la poésie a des délicatesses et des douceurs très ravissantes ; que les mathématiques ont des inventions très subtiles, et qui peuvent beaucoup servir, tant à contenter les curieux, qu’à faciliter tous les arts, et diminuer le travail des hommes ; que les écrits qui traitent des mœurs contiennent plusieurs enseignements et plusieurs exhortations à la vertu qui sont fort utiles ; que la théologie enseigner à gagner le ciel ; que la philosophie donne moyen de parler vraisemblablement de toutes choses, et se faire admirer des moins savants ; que la jurisprudence, la médecine et les autres sciences apportent des honneurs et des richesses à ceux qui les cultivent ; et enfin, qu’il est bon de les avoir toutes examinées, même les plus superstitieuses et les plus fausses, afin de connaître leur juste valeur, et se garder d’en être trompé. »
Soyons exigeants envers les enfants que nous éduquons de manière à ce qu’il acquièrent suffisamment de force pour guider leur raison et la faire triompher ainsi que leur humanité sur tout ce qui pourrait rétrécir leur paysage. Et que leur volonté devienne le moteur de leur liberté.