La logique de la philosophie est une exploration des figures de la subjectivité que Weil nomme « catégories ». Chacune des catégories représente un positionnement du sujet par rapport au monde. Chaque positionnement, s’il peut être influencé par le statut économique et social des sujets, reste indépendant de ce type de statut et peut se retrouver dans n’importe quel niveau social ou chez n’importe quel penseur. Le même positionnement, les mêmes repères, la même importance accordée aux normes peuvent se retrouver dans des contextes très variés. La Logique de la philosophie comprend 18 catégories représentant chaque l’homme de la dite catégorie, un peu à la manière dont Platon, dans La République représentait pour chaque type de gouvernement, l’homme de ce gouvernement. Les thèmes d’ancrage représentés sont : 1. La vérité 2. Le non-sens 3. Le vrai et le faux 4. La certitude 5. La discussion 6. L’objet 7. Le moi 8. Dieu 9. La condition 10. La conscience 11. L’intelligence 12. La personnalité 13. L’absolu 14. L’œuvre 15. Le fini 16. L’action 17. Le sens 18. La sagesse.
Nous nous intéresserons à la catégorie de la condition car dans le cadre d’une réflexion sur la responsabilité, cette catégorie nous a semblé très proche de la catégorie existentiale du « on » chez Heidegger, par laquelle le sujet s’abandonne à tout type de prescription, abandonnant alors ce qui fonde sa responsabilité, c’est-à-dire aussi le pouvoir ou mieux, la maîtrise qu’il pourrait exercer sur le monde qui l’entoure, c’est-à-dire, en termes heideggerien, « le monde ambiant ».
La condition est donc la 9ème catégorie et elle représente aussi la réalité de la vie lorsqu’elle est ou semble être ce à quoi l’on ne peut échapper. Cette catégorie pose donc la question de la maîtrise que le sujet peut avoir sur le monde qu’il habite. Elle pose la question de ses prérogatives et de la responsabilité. Nous avions vu que le sujet dominé par le « on » perd toute emprise sur le monde qu’il se met à subir. Il n’en est pas autrement pour l’homme de la condition chez Weil. Il en réduit à faire face à une toute puissante réalité vis-à-vis de laquelle il ne peut « rien ».
Précisons encore que la logique de la philosophie est circulaire. Chacune des catégories appelle celle qui la suit, exactement comme dans l’étude non des catégories mais des régimes politiques chez Platon. Chaque régime appelle celui qui le suit comme par nécessité. On se souvient de la critique de la démocratie, régime succédant à l’oligarchie. Cet exemple est pour nous tout particulièrement parlant dans la mesure où la démocratie est justement la mise en place de normes résultant du consensus général ayant quelque affinité avec sinon la tyrannie de la majorité, comme se plaisait l’affirmer John Stuart Mille (On Liberty), du moins celle de la norme ou du « on ».
Dans la Logique de la philosophie, L’homme de la condition fait suite à l’homme de la foi. L’état d’esprit généré par la systématique de la foi telle que l’entend Eric Weil qui était un athée convaincu et militant, ouvre sur la nécessité de la condition. Une transformation s’est effectuée par laquelle les traditions, les sciences, les codes sont dépréciés. Le sujet se trouve alors dans un monde inconnu. La prescription de la tradition et des codes sera remplacée ou transformée en une prescription qui est le plus souvent sociale en rupture avec la transcendance quelque soit la manière dont le sujet se la représentera :
« Etre, justice, vertu, tout ce qui est de cet ordre, sont pour lui des mots qui paraissent avoir un sens dans l’absolu, mais auxquels rien ne correspond depuis qu’il s’agit de son expérience. »
car ce monde de l’expérience est devenu prépondérant. Cependant, en rupture avec la transcendance, le sujet ne peut que se heurter aux limites de l’immanence mais aussi du monde empirique :
« Partout il ne rencontre que des limites, et toute connaissance à sa portée est négative ; le vrai est transcendant, il n’est donc pas du monde de l’homme. »
Au silence de la méditation, fait suite la nécessité de parler de manière à transposer l’horizontalité de la relation en une verticalité de cette relation car l’homme reste un être en relation. Ici également se trouve une inspiration toute platonicienne de Weil car la démocratie apparaît justement comme une verticalité de la relation : les hommes se mettent à parler entre eux pour régir les lois de leur vivre ensemble. La parole est donc au cœur de cette nouvelle relation :
« L’home qui ne vit plus avec Dieu doit parler, parce qu’il ne vit plus par le cœur. »
Cependant, l’homme de la condition est limité dans sa parole car si les prescriptions des codes et des traditions ont été transformées en prescriptions sociales, il reste que le travail d’observation que cet homme pourra mener n’est en rien un travail d’introspection. C’est toujours la relation à l’extérieur, ici un extérieur social, qui domine son positionnement. Si bien qu’
« il ne peut pas parler de lui-même ; car il ne se rencontre jamais. »
Par ailleurs, l’homme de la condition évoluant constamment dans une moyenne ne peut tenir pour stable, une parole ou une autre :
« Rien de ce qu’il dit (ou pense) n’est essentiel, rien d’essentiel ne peut être saisi. Sur chaque point, l’homme se trouve déterminé, précisément parce qu’il ne procède que de point en point et qu’aucun point ne le remplit. Il n’y a que des conditions et chaque condition est de nouveau conditionnée. » (…)
La seule solution dans ce type de fonctionnement est d’accepter, voire de subir la vie comme elle est. Il n’aperçoit aucune autre possibilité : il ne pourra jamais en sortir, pense-t-il, tout enfermé qu’il est dans les limites de la condition où tout se vaut :
« L’homme de la condition s’installe dans la vie, il l’accepte telle qu’elle est, tout en sachant qu’elle n’a rien d’absolu. (…) Le fait est qu’il n’a ni langage ni science dont il soit certain. Il doit acquérir son savoir, non comme l’individu qui se saisit de connaissances qui existent déjà, mais pour remplacer la révélation : la science est à créer, et elle l’est continuellement, parce qu’elle ne touche jamais la vérité objective. (…) une seule tâche s’impose, celle d’arranger la vie pour le mieux. (…) La réalité de cette vie est le travail, réalité non seulement pour nous, comme c’était le cas dans les attitudes de la certitude, de la discussion, de l’objet, mais pour la vie elle-même. (…)
Dans ce contexte, aucun idéal ne peut prévaloir car l’idéal serait une forme de transcendance et séparerait l’homme de la condition de son milieu ambiant. C’est pourquoi :
« Le travail n’a pas de but, et les besoins et les désirs de l’homme ne sont que des conditions conditionnées. »
Ce qu’il peut néanmoins éprouver est le résultat d’une lutte vis-à-vis de la nature, qui reste la condition première qu’il ne pourra de toute façon pas dépasser :
« L’homme lutte contre la nature qu’il rencontre en lui-même comme au dehors, non pour atteindre une fin (ce qui serait la fin de tout), mais parce que telle est sa condition, par ce qu’il n’y a rien d’autre à faire : bonheur et salut sont d’un ordre transcendant, et cela signifie qu’ils n’ont rien à chercher dans cette vie, que l’homme ne doit pas les chercher. (…) La vie n’a plus de sens ; le sens, toujours hypothétique, se définit dans la vie et par la vie, par rapport à une condition donnée comme existante ou pré-donnée comme voulue – et encore faut-il faire attention en employant le mot de donné, puisque rien n’est donné définitivement.(…) »
Le langage de cet homme de la condition est un langage emprunté au domaine de ce que Heidegger a nommé « la technique ». C’est le langage du fonctionnement et du progrès de ce fonctionnement :
« L’home lui-même exprime ces faits en disant qu’il n’a pas de langage à lui, mais qu’il parle celui de la science en progrès. En effet, parler de lui-même serait un contresens : qu’est-ce que lui-même ? On peut se connaître, mais seulement comme point de rencontre de séries de conditions. »
Dans ce contexte du fonctionnement, l’identité et la personnalité disparaissent :
« Il y a Monsieur X, on peut le déterminer et le modifier ; mais que celui qui procède à ce travail soit Monsieur X en personne, cela est un hasard, et un hasard peu favorable, puisque les autres sont mieux placés pour l’analyser et pour agir sur lui. »
Mais alors, on se pose la question de la manière dont un tel sujet peut se représenter lui-même à ses propres yeux. Y-a-t-il seulement pour lui une possibilité de se représenter lui-même ? Cette représentation en est réduite à un sentiment résultant de l’expérience de la vie ou de la pensée :
« Ce lui-même qui prétend être autre chose que Monsieur X n’est que le sentiment, c’est-à-dire, une condition parmi les autres, une pièce du mécanisme intérieur qu’on appelle psychique, pièce qui dans la réalité (du travail) n’a de l’importance que dans la mesure où elle gêne. (…) Se connaître est un but fantasque, si se connaître signifie autre chose que changer sa condition. »
La place du langage est aussi ajustée à la condition et l’homme de la condition ne peut que considérer le langage dans une forme d’imperfection, un peu à la manière de Bergson pour qui les mots n’étaient que des vêtements mal ajustés à la pensée :
« La science est essentiellement technique, l’homme est ouvrier, le langage n’est qu’un outil, assez mauvais au reste et qu’il faudra remplacer par un autre de plus grande précision. »
Le sentiment de satisfaction semble être exclut d’une telle dynamique. Et par ailleurs, il semble exister pour cet homme de la condition, une culture de l’insatisfaction, à la manière dont Freud décrivait ses névroses. La condition est un mal qui est bon à vivre et dont on ne veut pas se détacher tant le pathos collectif ou supposé renforce l’intensité de ce qui semble être vécu. C’est aussi la crispation dont nous parle parler Hegel dans sa Phénoménologie de l’esprit qui repose tout également sur un fonctionnement systématique de catégories s’engendrant par nécessité les unes les autres : Hegel formule cette crispation avec une précision déconcertante : il s’agit de « tenter toujours de conserver ce dont la perte menace » alors que pourtant cette crispation empêche le dépassement (Aufhebung) de la catégorie qui précède, vers la catégorie suivante. Elle empêche aussi le dépassement de soi-même. N’oublions pas qu’Eric est aussi un grand spécialiste de Hegel et que la logique des fonctionnements que l’on retrouve dans La République de Platon ou dans La Phénoménologie de l’esprit de Hegel n’est pas étrangère à la logique weilienne de la subjectivité.
La crispation, et le confort pathologique de la condition conduisent au renoncement et à toute emprise sur le monde, c’est-à-dire aussi à toute responsabilité. Ce positionnement conduit aussi à un pessimisme qui n’a d’égal que celui qui émane de l’œuvre de Kafka. Nous penserons, par exemple à sa fameuse Métamorphose.
L’homme de la condition est un homme traqué, un homme pour qui tout est difficile. La difficulté est traduite en termes de mérite, mérite que la légitimité que le sujet lui accorde peut conférer à l’existence. L’homme de la condition, c’est aussi l’homme des romans de Dickens, et peut-être en particulier de Hard Times (les temps difficiles). C’est un homme emprisonné dans un état d’esprit par lequel il ne peut rien sur le monde que s’y soumettre. Nous sommes là à l’opposé de toute emprise, de toute responsabilité ou même de toute créativité existentiale. L’homme de la condition est profondément un homme du renoncement, un homme pessimiste car où trouverait-il sa lumière ?
Dans le contexte historique dans lequel a baigné Eric Weil, nous nous demandons à quoi cette catégorie peut faire référence et pourquoi elle peut être dangereuse. En effet, l’homme de la condition ici décrite est un homme extrêmement fragile car manipulable à loisir. Il suffit de lui soumettre de la condition pour motiver son adhésion. La langue populaire possède plusieurs expressions pour dénoncer son attitude pour tout simplement pour faire acte de négativité : on y parle de « mouton ». Mais, cette figure de la condition semble revêtir une importance considérable. Il ne s’agit pas seulement ici d’un jeu de style auquel on pourrait s’adonner à loisir : l’homme de la condition est l’homme que cherche le totalitarisme et il est l’homme sur lequel il pourra exercer tout pouvoir. En effet l’homme du totalitarisme, si nous devions créer cette catégorie, est aux antipodes du renoncement. Il est prêt à tout inventer pour cueillir l’adhésion de l’homme de la condition et ce à n’importe quel prix –celui du mensonge ou de l’idéologie- du moment qu’il puisse faire de l’homme de la condition, son objet et ainsi le posséder, possession dont il tire la légitimité en invoquant des liens contractuels (le contrat social ou le contrat politique) par lesquels l’homme de la condition perçoit le renforcement et l’inévitabilité de la condition.
Ceci nous renvoie à la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave. Nous ne pouvons pas ici ne pas en revenir à Hegel. L’homme de la condition est en effet esclave dans la mesure où il subit, sans, pense-t-il en avoir le choix, tout ce qui vient à lui : le monde qui ne sera jamais son monde. En ce sens, il se dépouille de sa responsabilité et de la jouissance qu’il pourrait en avoir, jouissance qui, par ailleurs, constitue la pierre de touche de l’emprise totalitaire. Son enthousiasme sera suspect voir condamnable d’abord à ses propres yeux car il est le signe d’une conquête du monde là où la soumission devient une valeur sûre et est érigée en valeur morale : le signe que l’on a compris qu’il fallait accepter l’état des choses.
Nous pouvoir voir aussi ici une critique d’un état d’esprit qui habitait le monde ouvrier de la première moitié du XXème siècle. Beaucoup d’ouvriers ayant adhéré au communisme ont tout simplement refusé de monter les échelons des hiérarchies ou d’accéder à la propriété. Si ce communisme là favorisait la solidarité, la solidité d’un certain corps social, il ne permettait pas aux sujets d’en sortir, et il était très mal vu de sortir de sa condition. Cela revenait à « retourner sa veste ». Le renoncement, là aussi faisait figure de valeur morale et offrait le partage d’un pathos commun tout en privant le sujet de la lumière d’un avantage qu’il aurait pu avoir sur le monde mais qui l’aurait hissé au rang de la personnalité. Or, la personnalité est antithétique de la condition.
Mais rassurons-nous, dans ce mauvais roman, la condition en appelle à une autre nécessité qui lui permet de se dépasser. Cette nécessité est celle de la conscience qui permettra à l’homme de la condition de sortir de ce monde obscur, difficile et dans lequel il ne peut éprouver qu’ennui, fatigue et lassitude et quand bien même le sentiment de ce qui ainsi se consume lui procure un succédané de consistance. La conscience va lui donner la force de se libérer de ses chaines, de « s’indigner », selon le mot de Stéphane Hessel, de se révolter et de faire grandir le moi qu’il habite et qu’il doit porter au quotidien. Il y va de sa dignité et de l’opinion qu’il pourra avoir –soit qu’il la ressente soit qu’il la pense et la formule- de lui-même. C’est à ce moment là qu’il pourra conquérir ou reconquérir sa responsabilité, l’habiter pleinement et commencer à se trouver lui-même. Nous pourrions ainsi écrire une suite au roman de Kafka dont nous parlions il y a quelques instants car le tribunal de condition devra se soumettre à celui de la conscience.