Cathy Leblanc
L’édition du samedi 29 décembre 2012 du journal « Le Monde » est particulièrement riche en ceci qu’elle montre les changements insensibles mais certains que nous sommes en train de vivre aux quatre coins de la planète. Face à ces changements multiples qui viennent petit à petit faire changer le visage et la personnalité du monde, de grandes questions se posent.
On nous parle du séquençage du génome humain. Nous pouvons donc désormais être « décodés », entièrement identifiés, par delà les mots que nous pouvons utiliser pour le dire. Il s’agit en fait davantage d’un décryptage que d’un décodage si bien que ce qui constitue le secret de ce que nous sommes, ou en tout cas d’une partie essentielle de ce que nous sommes : nos gènes, peut désormais être exposé à une pratique à laquelle nos sociétés occidentales s’adonnent avec des excès non dissimulés, à savoir l’évaluation. S’il devient désormais possible de prévenir les maladies, il devient désormais possible de construire une société signée Aldous Huxley et le débat sur l’eugénisme n’est pas prêt de se tarir. Cette pratique est un peu à l’image du pharmakon grec, qui est à la fois remède et poison. Remède et poison : la révolution industrielle, le communisme, mais aussi le national socialisme qui a commencé par rétablir la balance économique de l’Allemagne prisonnière de la crise économique de 29 et de la donne du Traité de Versailles. Remède et poison : la religion hors des limites de la simple raison. Remède et poison, le sur-développement du crédit. Dans tout ceci, le manque crucial est une notion qui était fondamentale en Grèce antique, celle de l’équilibre. Sous-jacente à tous les domaines de réflexion, l’équilibre produit la tempérance (Platon), la santé (Hippocrate), la justice (Aristote).
Mais a-t-on les moyens de veiller tout particulièrement sur l’équilibre ? L’éducation veille-t-elle aujourd’hui à enseigner cette valeur et la manière de la vivre ou de l’appliquer ? La notion d’équilibre fait-elle partie de la conscience contemporaine ? On pourrait répondre que oui, tant l’équilibre économique est présent dans le discours d’actualité. Le problème est qu’il est tellement présent qu’il n’incarne plus l’équilibre. L’économie est devenue l’étalon par rapport auquel faire ses choix. Elle est essentielle puisqu’elle permet la répartition des richesses de la planète et le fonctionnement du commerce, mais n’oublie-t-on pas les biens de l’esprit, de la culture, de l’art ? On parle de la balance commerciale mais on ne parle pas de niveaux de débats. Il n’y a d’ailleurs aucun indicateur pour cela.
L’évaluation est donc aussi une affaire d’économie. Souvenons-nous du sens de ce terme « économie » que l’on peut utiliser dans une expression peu usitée pourtant : « l’économie d’une pensée », qui signifie la manière dont elle est constituée et répartie. Aujourd’hui le sens chiffré de l’économie est devenu l’unique sens qu’elle porte. Pourquoi cet attrait pour le chiffre aujourd’hui ? Pourquoi cette quasi-obsession de l’évaluation ? Il faut tout évaluer et faire des bilans de tout si bien que plus rien n’est gratuit. Derrière cette disparition de la gratuité, c’est aussi paradoxalement la valeur ajoutée qui disparaît : ce que l’on ne peut mesurer. On peut alors finalement se demander si notre société ne manque pas de confiance si bien que l’équation fait se rencontrer le chiffre d’un côté et l’indice de confiance de l’autre : plus on évalue, moins fait confiance. On pourrait dire les choses autrement : plus on évalue, moins on laisse de liberté à l’initiative personnelle si bien que les savoirs personnels deviennent des savoirs communautaires et que la notion de création, d’originalité, et même de personnalité reculent devant des absolus surévaluant le fonctionnement du groupe. Et petit à petit, on configure le groupe comme on configure un ordinateur. Peut-être même, l’ordinateur et son fonctionnement sont-il la clé de nos nouvelles représentations et des nouveaux fonctionnements institutionnels. On est aussi à proximité du couple conceptuel local/global qui trouve à se vivifier en essayant de transposer le global au niveau du local, le local étant toujours davantage à proximité de la personne que le global, dans l’ordre duquel la personne devient un individu.
De l’évaluation, qui tient de l’approche globale et a pour effet de ramener le local au niveau du global, nous pourrons dire qu’elle institue une distance vis-à-dire de la personnalité et que par suite, la notion de personnalité s’efface au profit de l’adaptabilité dans l’ensemble global. Mais alors à quel besoin métaphysique correspond pour l’humain, le fait de se diriger vers d’adaptabilité de groupe ? Souffre-t-on d’un manque crucial de cohésion ? Quel remède le global constitue-t-il ?