Eléments pour une réflexion sur des pratiques qui à première vue n’ont rien de spirituel.
Glissement de temps ? L’exercice spirituel constituait pour la pensée antique, la base même de la construction de soi. N’oublions pas que l’oracle de Delphes était formulé sous les traits d’une injonction : connais-toi toi-même, base d’un exercice portant des fruits à la fois personnels et communautaires. L’exercice de méditation religieuse invite tout également à l’examen du soi et à l’adaptation d’une conduite éthique où les actes s’adaptent aux réflexions issues de la méditation.
Dans un monde où la rapidité, l’efficacité, la logistique, la stratégie, la compétition, sont présents au quotidien dans la vie des hommes, a-t-on encore le loisir de s’adonner à des pratiques ayant pour objectif de construire ce soi ? En d’autres termes, l’exercice spirituel, religieux, philosophique ou littéraire a-t-il encore sa place et son prestige dans nos sociétés ou celles-ci ne se sont-elles pas au contraire engagées dans des pratiques utilitaires et instrumentales qui les éloignent de la réflexion ?
Si le développement des moyens de communication permet en effet, de couvrir un espace géographique beaucoup plus important qu’il ne le fut à toute autre période de l’histoire, le temps restant à l’homme pour regarder et prendre la mesure de ce qui se construit en lui, s’amenuise de plus en plus et cela transparaît dans plusieurs domaines : celui de l’expression orale et écrite. Les enfants utilisent désormais un langage SMS qui fait de l’orthographe une lointaine chimère. La façon dont on s’adresse désormais à autrui, dans les administrations, dans la rue pour demander quelque chose, semble devoir désormais répondre à un impératif : être brève, nette, précise, efficace. Par suite l’écoute, à la fois en tant qu’exercice et capacité, devient dérisoire. Que reste-t-il donc à l’homme pour continuer toujours de se construire lui-même s’il n’a plus à sa disposition un discours reposant sur des règles bien ordonnées, un temps de parole libre de se déployer et la capacité d’écouter autrui ?
L’orthographe comporte une série d’éléments qu’il faut savoir combiner, conjuguer et reproduire pour que la procédure énonciative réussisse. La connaissance de l’orthographe implique une mémorisation de ces éléments comme des règles qui régissent leur combinaison. L’orthographe enseigne l’ordre. Il enseigne tout aussi bien l’obéissance à la règle et la capacité de cette obéissance. De plus il sollicite des capacités mémorielles qui permettent de structurer l’esprit et se développent à mesure qu’elles sont sollicitées.
L’orthographe n’est donc pas un simple ajout formel ou un champ de connaissances qui finalement n’aurait pas une si grande importance que cela, l’orthographe constitue un véritable exercice spirituel à la portée de l’enfant.
Il sera alimenté par les lectures diverses, variées mais de qualité qui ouvriront sur un univers non plus seulement autoritaire mais ludique. La manière dont tel ou tel auteur joue avec les mots montrera comment ce jeu est possible et incitera l’enfant ou l’adulte à produire son propre jeu.
La perte de l’orthographe est l’expression de l’absence désormais dans nos sociétés d’une capacité sachant se plier à la règle, d’une capacité ordonnatrice. Les expressions peuvent en être la violence, l’incivilité, c’est-à-dire des comportements au cœur desquels l’humain ne sait plus se plier à la règle pas plus d’ailleurs qu’il n’a d’idée du bonheur et de l’harmonie que la dite règle peut procurer.
La possibilité de déployer le langage selon des normes précises et ordonnées a cédé la place à une contrainte nouvelle et pesante : celle d’être bref. Poser sa question en peu de mots. Se présenter en peu de mots. Se justifier en peu de mots ou ne pas le faire. Le peu engendre l’impatience qui se conjugue maintenant avec la violence. L’espace de création discursive devient un espace utilitaire. On ne fait plus références aux personnes à l’aide d’adjectifs ou d’expressions savamment choisis, mais à l’aide de lettres et de cycles. C’est ainsi que l’on en vient à rencontrer les SDF qui n’ont même pas le droit à la voyelle.
Le mail est également conçu pour faire vite et court si bien que souvent, les formules amicales ou de politesse disparaissent. Le formalisme qui est aussi une esthétique de l’être ne répond plus à l’impératif temporel : dis ce que tu as à dire en un minimum de mots.
La brièveté ainsi installée prive l’exercice rhétorique de ses vertus pédagogiques. Le détour, l’introduction, l’ouverture dans le discours, dans les discussions, l’interrogation, l’interro-négation, tout cela aussi entrait dans le champ de l’exercice spirituel à la portée de tous.
Par suite, la capacité d’écoute disparaît et la surdité –et ceci n’est pas seulement une métaphore- s’installe. Les adolescents de nos sociétés endommagent en effet leurs tympans, ne pouvant trouver la plénitude de leur être dans le déploiement du discours, ils la provoquent dans une sorte de griserie ou de transe provoqués par le volume sonore de ce qu’ils écoutent.
L’écoute, c’est aussi une capacité de se tourner vers autrui et de se placer dans une disposition telle qu’elle permette de saisir le sens du monde, des choses, de ce qui nous entoure.
L’écoute est ainsi à la base du souci de l’autre. Elle est constitutive de l’attention. Sans écoute, l’individualisme prend le pas sur la solidarité, l’égoïste sur l’altruisme. Le soi devient centre du monde, le soi de ses désirs, de ses tendances, de ses faiblesses aussi. Ainsi l’addiction n’a-t-elle aucune difficulté à trouver sa place dans ce système de l’absence.
Ré-invitons à l’orthographe, à la rhétorique, à la musique, nous ferons de meilleurs citoyens.