Le titre que j'ai choisi pour cet article fait écho au séminaire de Gérard Guest (cf. site "paroles du jour"). Une fois n'est pas coutume, je parlerai aujourd'hui de quelque chose qui m'est également personnel et qui touche à l'auteur sur lequel j'ai choisi de faire mon DEA et ma thèse de Doctorat : Martin Heidegger.
Ce qui m'a touché le plus dans la pensée de Heidegger est la manière dont il conçoit la vérité, en remontant à la célèbre aletheia qui donne à se représenter le voile de l'Être et à penser, avec ce voile, le mystère de l'Être. Chez Heidegger, j'ai encore trouvé toute une pensée de l'écoute qui allait delà des simples théories de la perception. La langue (die Sprache), quant à elle, devient "la maison de l'Être" si bien qu'elle prend une dimension poétique toute particulière. J'ai également trouvé grand intérêt dans ses premiers écrits sur Duns Scot et en son traité intitulé Etre et Temps aujourd'hui utilisé en psychiatrie parce qu'il fournit une fine analyse des catégories de l'existence et qu'il peut aider des personnes ayant été victime d'un traumastisme dévastateur à retrouver du sens. De même l'art-thérapie est en parfaite conformité avec la pensée heideggerienne du poétique.
Heidegger a vécu à une époque très troublée, peut-être la plus troublée que toute l'histoire de l'humanité ait connu avec l'invention de l'extermination en masse. En 1933, il fait le mauvais choix et adhère au parti nazi. Il devient aussi recteur de l'Université de Fribourg-en-Brisgau. Mais refusant de fermer la porte de son université aux Juifs, il démissionne, en 1934. Il écrira également au Ministère nazi pour demander qu'aucun mal ne soit fait au Professeur Husserl : cette lettre est visible au château de Messkirch, musée Heidegger situé dans sa vile natale. Tous les détails se trouvent dans un ouvrage écrit par un biographe sérieux nommé Rüdiger Safranski. Son livre Heidegger et son temps, Paris, Le livre de Poche, 1996. La vie de Heidegger pendant la guerre n'est pas une partie de plaisir et il ne prend pas part aux actes barbares. Il ne les soutient pas non plus : il s'exprimera à propos du biologisme de façon très claire. Ses fils sont prisonniers sur le front russe (cf. La dévastation, l'attente). Mais il continue de penser que l'Allemagne est le pays qui a hérité de la plus grande culture et le thème du national est présent dans son œuvre. Entendre dire, comme cela est le cas aujourd'hui, que Heidegger fut un nazi, cela mène directement à penser que non seulement il était antisémite, mais qu'il soutenait le génocide, ce qui n'était pas le cas. Plaquer sur chacun des moments de sa pensée des interprétations à orientation nazie, c'est donc faire preuve d'une grande malhonnêteté intellectuelle. Il fallait donc rétablir la vérité et des spécialistes l'ont fait dans Heidegger à plus forte raison. Ont signé cette œuvre, rien moins que Marcel Conche, Françoise Dastur, Pascal David, François Fédier, Gérard Guest ou encore Hadrien France-Lanor pour citer les plus connus. Pardon à ceux que je ne cite pas. Les éditions Fayard ont publié cet ouvrage parce que les éditions Gallimard l'ont refusé, menacées qu'elles ont été de procès pour négationnisme. L'histoire va loin et la haine aussi. Mais pourquoi ? Pourquoi veut-on faire de "l'être-pour-la-mort", sens que Heidegger donne à l'existence et qui provient d'une mystique médiévale, le stigmate du prisonnier du camp de concentration ? Heidegger a écrit cet ouvrage alors que sa mère était sur son lit de mort. La vie devient tout ce qui nous sépare de cette mort et aussi tout ce qui nous remplit, tout le sens qui est là, mis à notre disposition, à la disposition du Da-sein (l'être-là qu'est l'homme). Quand sa mère souffle son dernier soupir, le livre vient d'être édité et Heidegger le pose sur son cercueil. Voilà on peut dire que ceci n'est que du détail et pourtant ce sont des détails qui font toute la différence. Heidegger nazi : non, il n'avait rien à voir avec les tortionnaires barbares des camps de la mort.
Mais, vous savez, la rumeur va loin et je peux vous dire qu'un jour où j'étais invitée chez des amis, un monsieur a fait remarqué à mes frères situés à l'autre bout de la table, que je portais une veste marron foncé comme les nazis. Le marron était à la mode et je portais effectivement cette couleur : veste et jupe et un chemisier rose pale. Cette couleur me rappelait étrangement la couleur de la chasuble de Saint François d'Assise que j'avais vue l'été précédant à Pérouse. J'ai été profondément blessée qu'on puisse ainsi faire du mal et j'ai été blessée pour la bonne et simple raison que j'avais fait ma thèse sur l'ontologie heideggerienne, passionnée pour le rapport au poétique si manquant aujourd'hui, et à la conception de la langue qu'elle propose. Aujourd'hui encore, parfois, j'entends des petits commentaires dans mon dos mais je souhaite ne pas avoir à abandonner tout l'intérêt que j'ai pour ce penseur juste pour fuir les petits mots qui peuvent blesser profondément d'autant que mes grands-parents n'ont pas hésité à mettre leur vie en péril pour en sauver des centaines d'autres, ce que les auteurs des petits mots qui blessent n'auraient sans doute pas eu le courage de faire !
J'espère de toutes mes forces qu'il arrivera un temps où l'on pourra reprendre l'étude de ce philosophe de façon sereine et en sachant exploiter toute la richesse de son oeuvre. Cela arrivera sans doute quand nous aurons fini de prendre les histoires à sensation pour de la littérature ou les peoples pour des exemples, quand nous aurons aussi retrouvé le goût de l'effort intellectuel ! Restons optimistes !