75ème anniversaire de la libération du camp de Buchenwald
Il y a 75 quinze ans, on découvrait avec horreur ce qui s’était produit dans les camps de concentration nazis. On découvrait l’horreur dont est capable le genre humain. A la sortie des camps, les survivants furent rapatriés à l’hôtel Lutétia, à Paris, dans un état que les mots auront du mal à décrire. La lumière était éteinte dans leur regard.
Les procès de Nuremberg intervinrent peu de temps après et durèrent jusque 1946. Lors de ces procès, on dût imaginer un nouveau chef d’inculpation. Ce à quoi s’étaient livrés les bourreaux nazis n’était pas seulement des crimes. Raphaël Lemkin, un juriste polonais émigré aux Etats Unis forge en 1943 le terme « génocide ». Le 17 novembre 44, le New York Times écrit :
« Une analyse des lois et des décrets promulgués par le gouvernement nazi dans les zones conquises de l’Europe vient d’être publiée par le Docteur Raphael Lemkin, un juriste polonais à présent dans ce pays, dans un livre intitulé Les règles fondamentales dans l’Europe occupée. »
Il fallut des années, des dizaines d’années pour commencer à comprendre comment l’horreur avait été possible et s’il est un point essentiel, c’est celui qui concerne le droit. Ce sont des lois de plus en plus liberticides et criminelles qui furent votées et mises en œuvre pour aboutir à la pire déshumanisation que le monde avait vécue. Aussi, est-ce sans doute vis-à-vis des lois qu’il faut être aujourd’hui le plus vigilant afin de vérifier si elles garantissent la dignité et la reconnaissance de chacun en son humanité.
Outre la compréhension de l’escalade, des rouages de cette industrie criminelle politique, il fallait aussi réfléchir à la manière d’empêcher une réitération des faits tout comme honorer les très nombreuses victimes.
C’est pourquoi, à partir de 1949, les déportés décidèrent de retourner régulièrement dans les camps où ils avaient été faits prisonniers et où douze millions de personnes ont été assassinées. Douze millions de personnes ! Imaginons-nous aujourd’hui ce que cela représente. Alors que nous sommes terrorisés par le Covid-19 qui a fait en France à ce jour près de 12000 morts, imaginons ce que représente l’assassinant de douze millions de personnes ! Imaginons la détermination qu’il a fallu pour venir à bout de cette entreprise diabolique ! Car elle a été pensée et voulue jusqu’au bout. Elle a duré. Elle a été organisée, planifiée. Imaginons aussi l’intensité de l’horreur en la comparant aujourd’hui avec l’effroi que nous éprouvons lorsque nous prenons quotidiennement connaissance de notre situation sanitaire.
La Déportation, l’extermination des personnes n’est pas seulement un fait historique que l’on classe parmi les dates de notre histoire. Elle est aussi un fait anthropologique qui nous indique qu’à un moment donné, les hommes sont capables de se détruire les uns les autres ou de produire leur anéantissement. La crise qui fait rage aujourd’hui nous rappelle que lorsqu’on menace les équilibres naturels, que l’on supprime l’habitat animal, que l’on engrange des forêts entières à des fins de consommation, des mutations peuvent avoir lieu.
Après la libération des camps, la fin de la guerre, se mirent donc en place des « pélerinages ». Ils consistèrent pour ceux qui n’étaient pas encore des « anciens déportés », mais des prisonniers de misère juste libérés, à retourner sur les lieux de l’emprisonnement. Pourquoi ? C’était en mémoire de leurs disparus, familles, amis. C’était pour retrouver cette part d’eux-mêmes que jamais ils ne retrouveraient. C’était aussi pour initier un mouvement de rappel pour que personne n’oublie jamais ce qui s’était produit dans ces camps sordides.
Dans le numéro 375 du Serment, le journal de l’association des anciens déportés de Buchenwald-Dora et Kommandos, rédigé par Dominique Durand, président du comité international de BDK, Olivier Lalieu, président de l’Association Française Buchenwald, Dora et Kommandos cite Guy Ducoloné, ancien résistant communiste déporté à Buchenwald, et ancien président de l’association :
« Nous pouvons être utiles par nos témoignages pour empêcher l’oubli de prendre le dessus. Nous le pensons d’autant plus que notre tâche est encore inachevée. Les nostalgiques de la croix gammée existent toujours, quelle que soit l’image qu’ils portent. Ils voudraient bien sûr faire oublier ou pour le moins, dans le présent, banaliser la Résistance et la Déportation. (…) Nous pouvons mettre en échec ces idées et menées séditieuses. »
Il s’agit d’un entretien que Guy Ducoloné donnait le 26 août 2008 pour l’Humanité, à Olivier Meyer.
Pour la première fois cette année, nous sommes privés des manifestations de commémoration et qui plus est, celle qui devait se tenir la semaine dernière célébrait le 75ème anniversaire de la libération des camps. Elle était sans doute plus importante qu’à toute autre époque puisque les pensées liberticides, xénophobes, antisémites refont surface et s’installent de nouveau politiquement et légalement.
Que sera l’avenir ? On ne peut ni ne doit sans doute le prédire mais la mise en place des mesures dites « de distanciations sociales », si elles sont absolument nécessaires risquent pour le moins de nourrir le mépris de l’altérité qu’a si bien cultivé le National Socialisme allemand, mais aussi les mouvements d’extrême-droite apparentés.
Que sera l’avenir, à plus long terme ? Dans un entretien qu’il donnait sur France Inter le mercredi 25 mars, Boris Cyrulnik parlait de la manière dont nous sommes contraints d’enterrer nos défunts, sans accompagnement, sans célébration. On voit aujourd’hui la manière dont se constituent les morgues à New York : des corps sont simplement glissés dans des bâches et, sans davantage de soin, placés dans des cercueils rassemblés dans une gigantesque fosse commune. Le fait de ne pas accompagner les morts nous procurera un sentiment de culpabilité, nous dit le psychiatre, troublant nos vies et induisant des échecs pseudo-volontaires.
Au-delà de la question traumatique, ceci rejoint la question de la mémoire qui est l’objet de cet article. Pour faire mémoire, il faut se rassembler, commémorer par des rites, par des symboles. Cette crise sanitaire nous prive de ces possibilités, comme si, mais seulement comme si, les corps perdaient tout ce qu’ils avaient de sacré. Le risque ici est bien sûr celui de la banalisation de la dépouille, à plus long terme puisque nous avons franchi un seuil : nous avons osé faire ce que jamais nous n’avions osé faire. Un corps est la dépouille d’une vie éteinte, d’une vie qui continue de vivre dans le cœur et l’esprit des proches. Ne l’oublions pas. Les accompagner tout au long de la préparation à l’inhumation, c’est aussi pouvoir les asseoir correctement dans notre mémoire et notre coeur. C’est aussi en cela que consiste le travail de deuil.
Faute d’avoir pu être présente, je voudrais ici honorer deux personnes dont les décès ont été portés, cette semaine à ma connaissance, dans le monde de la déportation :
Tout d’abord, le mari de Lily. Lily, c’est Lily Leignel, née Rosenberg, déportée à Ravensbrück alors qu’elle était jeune adolescente. Du haut de son grand âge, Lily ne cesse de faire œuvre de témoignage, en France et à l’étranger pour éviter à toute fin toute force que la barbarie ne reprenne. Son mari est décédé il y a peu et les mesures de confinement n’ont pas permis que nous l’accompagnions.
Et puis, je voudrais rendre hommage à Gérard Pierré, jésuite, qui passa quelques mois de sa jeunesse dans le camp de Dachau de 1944 à1945. Il s’est éteint dans son sommeil et a été inhumé dans la solitude du confinement, ce Mardi 7 avril à 10h30, sans que ses compagnons, jésuites, eux aussi confinés, ne puissent être présents… .
Gérard Pierré fut jeune aumônier dans ce camp. Il y reçut des personnes de toutes confessions, y compris des musulmans et fit œuvre d’un œcuménisme éclairé.
A sa sortie, il intégra le noviciat de province de Champagne, puis il consacra sa vie au service du monde de la technique et des travailleurs, à l’ICAM, puis à Troyes, au musée de la technique.
Voilà donc, la déshumanisation dans laquelle nous sommes plongés les uns les autres, loin les uns des autres, vulnérables les uns comme les autres. Mais du fond de cette vulnérabilité, nous devons rester vigilants pour travailler au retissage social et surtout lutter contre la défiance qui pourrait surgir à l’issue de la crise, les uns envers les autres comme on le voit déjà au regard de la situation de certains soignants chassés de leur immeuble. Nous aurons beaucoup à faire, beaucoup à repenser tout en prenant garde à la résurgence du Virus.
Et si nous devons associer ceci à l’esprit de Pâques, à l’esprit de renaissance, alors que cette renaissance soit le lieu d’une nouvelle sagesse et d’une nouvelle générosité, d'un regard nouveau sur l'altérité.
Cathy Leblanc