Sollicitée récemment pour faire une conférence sur la douleur par le CHRU de Lille, je commencerai à y réfléchir ici, dans l’attente de la part des lecteurs attentifs et bienveillants, des commentaires précieux et éclairés pour lesquels j'ai le plus grand intérêt. D'avance je les remercie vivement.
J’ai donc l’intention de travailler la douleur à partir du mode de présence au monde, idée qui m’est directement inspirée par ma formation heideggerienne. La question initiale que je propose est donc la suivante : en quoi la douleur invalide-t-elle la présence au monde, c’est-à-dire aussi le rapport au monde et, le cas échéant comment compenser par des actes ou des mots, les catégories existentielles qui sont empêchées/n’ont plus la possibilité de se déployer ?
Avant de proposer quelque lecture de Biswanger et de la Daseinsanalyse, ce que je ferai d’ici peu, j’aimerais explorer, en termes simples ce qui se produit. Ce sera la première étape de ce travail.
Quand quelqu’un éprouve de la douleur, il dit qu’il a mal. Le mal n’est pas ici un mal éthique comme lorsqu’on agit mal, en dépit des lois qu’un code commun du respect de la personne a pu établir dans une société donnée. C’est d’un autre sens du mot « mal » qu’il s’agit. Mais dans un sens comme dans l’autre, le mal porte atteinte et prive d’une certaine liberté qu’il conviendra de définir.
C’est donc privé d’une liberté qui lui était acquise que le patient ou toute personne en souffrance va devoir exercer néanmoins son rapport au monde. On doit ici se demander en quoi cette liberté consiste. Que fait-on lorsqu’on n’a pas mal qui devient plus difficile ou impossible lorsqu’on a mal ? Il serait intéressant de pouvoir effectuer une enquête chez la personne souffrante afin d’examiner le langage que tiennent les personnes qui ont fait l’expérience d’une souffrance intense afin d’en dégager plusieurs axes de recherche.
Cela dit, nous ne devons pas confondre cette privation de liberté qui est une des expressions ou une des conséquences de la souffrance, et cela même qui se joue dans l’expérience de la douleur. S’il est primordial de comprendre l’altération du rapport au monde de manière à concevoir des façons de le compenser ou de le restituer, il reste fondamental de s’approcher de ce qui est vécu pendant la douleur.
En ce sens, il devient indispensable de dresser une ontologie de « l’être-en-douleur » en travaillant d’abord sur la différence entre la douleur et la souffrance. Pourquoi ces deux termes ? A quoi font-ils distinctement référence ? Eprouver la douleur, cela revient-il à la même chose que souffrir ou éprouver de la souffrance ?
La douleur : les personnes qui souffrent de rhumatisme ou d’arthrose disent qu’elles ont « des douleurs ». Il s’agit alors d’une sensation qui vient ponctuer leur vie quotidienne. J’ai beaucoup travaillé sur la déportation et je pense que ce n’est qu’un début, on imagine ce que peut vouloir dire l’expression « céder sous la douleur ». Mais la douleur peut-être morale : « nous avons la douleur de vous faire part du décès de…. ». La définition qu’en donne le petit Robert est la suivante : « sensation pénible en un point ou dans une région du corps. – sentiment ou émotion pénible résultant de l’insatisfaction des tendances, des besoins. » De la douleur, il résulte qu’elle envahit notre monde physique et psychique. En quels termes ? Selon quelles modalités ?
La souffrance : ce terme possède une origine étymologique toute différente : « du latin sufferentia, il désigne d’abord la « résignation, la tolérance ». Par extension : endurance, patience, tolérance. On évoque aussi l’expression « en souffrance », c’est-à-dire en attente et l’attente peut être quelque chose d’insupportable (on imagine les prisonniers des couloirs de la mort). La définition du Robert met ensuite en rapport souffrance et douleur. « Le fait de souffrir ; douleur physique ou morale ». Un processus de compensation est évoqué à travers la citation de Proust : « Je trouvais dans une tendresse infinie… l‘apaisement de mes souffrances ». Quant à la citation d’Anatole France, elle nous laisse songeurs « La souffrance ! Nous lui devons tout ce qu’il y a de bon en nous ». Quelques lignes en dessous de cette définition, se trouve un lien très curieux établi entre souffrance et douleur en l’expression souffre-douleur qui insiste sur le mauvais traitement subit par une personne dans son entourage. Synonyme : victime. Puis, nous nous référons au terme « souffrir » provenant du latin sufferre, de ferre, porter.
La langue nous offre ainsi bien des réponses, comme aussi des pistes de recherche plutôt nettes. Si la douleur renvoie à une sensation particulière, la souffrance désigne le porter de cette sensation, le « faire-avec », comme on l’entend souvent dans la langue populaire. Souffrir, c’est tolérer l’intolérable. Etre l’objet de la douleur, c’est se trouver au cœur d’une sensation bien particulière et qui peut être intense. C’est sentir la peine nous envahir, être la proie de cette peine.
Dans l’étude que nous proposerons ultérieurement, nous nous pencherons d’abord sur l’expérience de la douleur : qu’est-ce qui est vécu pendant la douleur ? Puis, nous réfléchirons sur la manière dont la sensation de douleur vient empêcher notre rapport au monde et remettre en question notre représentation du monde.
La question qui se pose alors est celle de savoir à quel moment le soin ou l’assistance peut intervenir et plus nous pourrons explorer l’ontologie de l’être-en-douleur et plus nous pourrons dégager de moments sur lesquels il est possible de jouer ou d’intervenir.
Mais je le rappelle cette exploration est une exploration purement philosophique : non qu’elle soit fictionnelle mais elle ne prétend pas se substituer à l’analyse professionnelle du milieu du soin.
Autre exploration possible mais qui ne devient possible qu’à partir de l’exploration ontologique de l’être-en-douleur, celle de l’éthique. On se demandera en quoi l’éthique du soin peut ramener, en miroir, les catégories existentielles qui comprendrait la dignité ou la grâce, et qui auraient été atteintes par la sensation dévastatrice de la douleur. A ce stade, on s’interrogera sur l’effet miroir du soin.
Le débat est ouvert, les propositions et les questions sont les bienvenues. D’avance merci.