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13 novembre 2010 6 13 /11 /novembre /2010 23:07

Voici non pas un compte-rendu mais un petit récit de voyage relatant des choses que j’ai vues lors de ce voyage qui m’était offert par Jeannine Reboussard à qui j’adresse toute ma gratitude et à qui je dédie ce texte. Au gré du vent, je développe aussi les pensées qui se sont associées à ce que j’ai pu voir, entendre, comprendre.

 

1er jour

Arrivée à Melk. Dissonances  - région de basse Autriche.

Que tant de beauté voisine la barbarie reste le grand mystère de l’humanité.  En face de l’abbaye baroque de Melk, contenant des trésors artistiques, témoin du sublime mathématique, et d’une harmonie dont les temps avaient le secret, se tiennent des casernes qui servirent de camp de concentration. Immédiatement le sens se distord… le mot « concentration » se détache de son contexte comme s’il ne pouvait lui appartenir. Baroque… concentration : rien à voir et pourtant, les lieux semblent être les mêmes tout en semblant aussi être fondamentalement différents, signifiant dès lors le regard impossible de l’extraordinaire spirituel sur le sordide.

Le mot concentration suscite bien des questions… Selon son étymologie, il désigne la capacité de rassembler au centre. Le camp de concentration est conçu dans le but d’y ramener des prisonniers, de les y mobiliser dans le but d’immobiliser la puissance économique et sociale ennemie. On y concentre rien moins que de l’humain et la notion de camp de concentration n’est pas nouvelle dans les années 1940. Elle figure déjà dès la première guerre mondiale. En témoignage le magnifique ouvrage d’Annette Becker intitulé Les cicatrices rouges 14-18, France et Belgique occupées. Mais son origine n’est pas encore celle de la première guerre mondiale : il faut remonter en 1896 pour que l’usage en soit fait par le Général espagnol Weyler. Selon Philippe Foner, dans The Spanish-Cuban-American War and the birth of American Imperialism, 1895-1902 citant le général Weyler :

« Tous les habitants des zones rurales ou vivant en dehors des villes fortifiées seront concentrés dans les huit jours dans les villes occupées par les troupes. Tout individu qui désobéira à cet ordre ou sera trouvé en dehors des zones imposées sera considéré comme rebelle et jugé en tant que tel. »[1]

Annette Becker nous apprend encore qu’à cette époque,

« Weyler bénéficie de deux nouveautés technologiques du XIXème siècle : le fil de fer barbelé et les transports par voie ferrée. Le premier rend les évasions quasi impossibles, les seconds déportent en masse sur de grandes distances. »

Elle précise que

« Le premier rend les évasions quasi impossibles, les seconds déportent en masse sur de grandes distances. Le fil de fer barbelé avait permis la garde extensive des bovins dans les grandes étendues américaines ; il devenait logique qu’on l’utilisât alors que l’on traitait des êtres humains comme des animaux. De même, les wagons employés ne pouvaient être que ceux destinés aux marchandises, quelquefois aux bestiaux. Des wagons que l’on retrouve dans la deuxième opération de déportation massive moderne, en Afrique du Sud, en 1900-1901 [[dans le contexte de la guerre du Transvaal]]. L’expression ‘déportés en camp de concentration’ entre alors dans le vocabulaire français. » Elle sera utilisée dès 1914 par Guillaume Apollinaire dans ses Lettres à Madeleine, publiées par Gallimard en 1915.

Annette Becker nous indique encore la mention de « camp de concentration » chez Proust dans Le temps retrouvé , Pléiade, T3, p.765.[2]

Précisons encore, toujours selon Annette Becker que :

 « Dès avant la Grande Guerre, les concepts de concentration et de déportation se voient concrètement associés aux moyens destinés à les mettre en œuvre – voies ferrées et wagons – ainsi qu’à un objectif visé : la séparation entre les civils – femmes, enfants, vieillards – et les militaires afin que les premiers ne viennent pas « gêner » les seconds par les liens entretenus avec leur famille. Tout cela dans un contexte de darwinisme social. « Suspects […] séparer le bon grain de l’ivraie », dit encore le CICR en 1917.

Nous voilà donc partis d’une question : celle de l’origine des camps, pour en arriver à l’origine fondatrice d’une vision du monde, nommée selon la grande philosophie allemande qui donne naissance à l’herméneutique, la Weltanschauung, vision du monde qui cependant ici, sélectionne et hiérarchise le genre humain. C’est ici peut-être le darwinisme social qui est finalement appliqué à la lettre. La loi de l’espèce. Ceci nous amène à nous demander si la mise en place des camps multiples et surtout de la multitude des camps, et nous en avons des exemples particulièrement flagrant en Autriche, ne répond pas finalement à des instincts animaux les plus grossiers, des animaux ayant à leur disposition la technique et la technologie. Je citerai Heidegger qui après son engagement en 33, son militantisme hitlérien, et son rectorat nazi à l’université de Fribourg, démissionne de ses fonctions pour échapper à l’emprise des ordres nazis inhumains, après quoi il qualifiera son engagement de « grosse Dumheit » (grosse bêtise). Dans un texte intitulé La question de la technique (die Frage nach der Technik), il dit que le pire dans la technique, c’est qu’elle « fonctionne ». Et nous prenons toute la mesure de cette affirmation qui dénonce la réduction opérée sur la société, dès lors réduite à un fonctionnement.  

Je voudrais encore citer le dialogue de Platon –cela nous fait faire un bon de plus de deux milles ans en arrière-  intitulé Le Politique et dans lequel « l’étranger » qui parle au jeune Socrate, le met en garde contre sa manière de séparer les choses, de faire la part des choses dans l’humain, ce qui revenait à le mettre en garde contre la constitution et la définition de catégories humaines, de leur différenciation.

 Et au-delà des instincts animaux qui ont la technique à leur disposition, c’est la question de la différenciation qui me préoccupe le plus. La différenciation est fondatrice de la logique : un élément se différencie toujours d’un autre et l’identité consiste, en logique, en l’invalidation de la valeur de l’élément différent. Mais si l’on adjoint une valeur « morale » à cette différenciation, on aboutit, directement à de dangereuses théories eugénistes. Méfions-nous donc de la radicalité du jugement moral sans pour autant, naturellement abandonner l’éthique. Méfions-nous tout autant de la radicalité de la rationalité. Restons humains.

Le camp de concentration tel qu’il est conçu lors de la seconde guerre mondiale entre dans l’industrie de la mort : la mort de certaines catégories de personnes.  Il n’est plus fait pour concentrer, pour mobiliser les prisonniers mais bien pour concentrer les vies et les réduire à rien : les faire disparaître. L’ampleur du désastre touche non plus les hommes et les femmes assassinés, mais l’humanité toute entière. Le crime dépasse les frontières du crime contre la personne. Et l’on a besoin, pour le qualifier, d’une expression nouvelle, je pense. Elle est issue des réflexions qui eurent lieu à Nuremberg et qui qualifièrent ce massacre organisé de « crime contre l’humanité ». L’humain est alors réduit à de la matière parasite qu’il faut détruire. L’humain ne vaut plus rien. Il devient un ensemble dans lequel les sous-races doivent disparaître pour laisser les sur-races dominer. Nul doute qu’il y a là aussi une éthique de la sur-race ou de la race dominante. La « suppression » entre dans les valeurs. Mais ceci n’est pas nouveau et nous en trouvons les germes dans la première guerre mondiale.

A titre d’exemple, je parlerai du traitement des Tsiganes et de ceux qu’aujourd’hui nous appelons plus généralement « les gens du voyage », rappelant aussi que nous avons publié tout dernièrement un communiqué significatif à cet égard.  Je formulerai donc  un souhait, celui de mettre à l’honneur dès que possible la culture tsigane, la culture des gens du voyage, victimes eux aussi, pendant la seconde guerre mondiale « du nettoyage ethnique ».  Et encore, il faut rappeler, que les Tsiganes, mais aussi les Juifs sont déjà en proie à une discrimination procédurière dès la première guerre mondiale. Toujours selon Annette Becker :

« L’internement des Tsiganes alsaciens et lorrains est révélateur de la double démarche des autorités : sédentariser des nomades que leur mobilité même rend suspects de traîtrise, particulièrement quand ils sont originaires de régions allemandes depuis 1870. Leurs deux « tares » s’ajoutant, le camp est vu comme la seule issue, même longtemps après l’armistice, en 1920. »[3]

On parle ici des Tsiganes. On parlera aussi des Juifs dont on sait que 600 000 d’entre eux ont été déportés pendant la première guerre mondiale et après, en Russie. Les camps sont d’ors et déjà présents partout dans le monde. On évoque encore :

« L’état affreux des camps de concentration de la monarchie austro-hongroise où les Serbes se débattent entre la vie et la mort, privés de nourriture et de vêtements »

Et l’on retrouve aussi la trace de 1666 serbes morts dans les camps de la première guerre mondiale aux abords de Mauthausen qui fut d’abord un camp de la première guerre mondiale.

On évoquera beaucoup plus tard, à l’aube du XXIème siècle les génocides dont les Serbes se sont rendus coupables.

La trace, toujours la trace. Un combat entre le passé et le présent. Combat pour être présent tout en n’oubliant pas le passé, combat dissonant lui aussi puisque le travail sur le passé, la commémoration, d’une certaine façon emplit le présent du passé, et emprisonne aussi le présent dans le passé ce dont témoigne Gisèle Guillemot, dans le poème suivant :

Quand je marche dans les allées où vous vous traîniez naguère, épuisés, une voix s’élève et murmure : « Rappelle-toi ».

Quand je gravis les marches qui blessaient vos pieds, la voix me dit : « Rappelle-toi »

Quand je m’abrite sous les grands arbres, Le feuillage s’agite : « Rappelle-toi ».

Quand je me repose sur le petit muret, la voix toujours : « Rappelle-toi »

Et quand enfin, transie d’angoisse, je fuis sur la route, la voix me rattrape et hurle : « Rappelle-toi, rappelle-toi ! »

J’ai oublié depuis longtemps le mémorial et j’entends toujours la voix.

Voilà pour dire tout le contraste qui faire surgir la dissonance dans le relief des lieux que nous avons visités. Le voyage continue et offre de nouvelles dissonances : celle de l’ascension spirituelle de la vie symbolisée par l’abbaye de Melk, et la descente aux enfers symbolisée et mise en œuvre dans le camp qui la voisine. La question qui en résulte est la suivante : pourquoi la compassion et la pitié qui sont des valeurs-clés de la vie religieuse et pas seulement chrétienne, n’ont-elles pas permis de délivrer une énergie et un courage suffisant pour empêcher la construction de l’enfer à ses pieds ? Pourquoi ?

Et si le penseur présocratique Parménide, il y a 2500 ans disait que l’être et le non-être ne peuvent pas être en même temps, nous avons ici et dès lors avec ce moment de l’histoire un contre exemple flagrant de la logique fondamentale qui règle l’humain  et son monde quand cette logique revêt une valeur éthique : l’éthique du nazisme par laquelle il est désormais possible de concentrer dans un même lieu une population devenue indésirable. Cela dit, si elle constitue la concentration des populations indésirables, la concentration est aussi le fond d’énergie nécessaire aux rouages d’un modèle économique qui doit fonctionner au sens stricte du terme réduisant l’humain, ou en tout cas une partie de ce qui le constitue, à savoir les populations indésirables à un fonds disponible. Etre et non-être peuvent dès lors être à la fois.

La dissonance à Melk, c’est aussi la dissonance entre le passé et le présent. Le profane est surpris de découvrir que ce qui est devenu un musée s’entoure progressivement néanmoins d’une végétation abondante. La cheminée du four crématoire est entourée de lierre. Puis on se demande si finalement, ce rideau de nature ne constitue pas une manifestation nécessaire pour rappeler au pèlerin que le temps passe et que l’on est bel et bien dans un musée.  Protection du présent contre l’emprisonnement du passé ? On ne sera pas surpris d’apprendre que les déportés  déplorent cet état des choses et pourtant on est en droit de se demander quel statut il faut donner à cette distance historique et au-delà de cette question, quelle compréhension de l’histoire qui présente à la fois la temporalité en termes de passage et en terme de mémoire. Voilà une nouvelle dissonance que l’on n’attendait pas et qui une fois encore marque la distorsion entre l’histoire-mémoire et l’histoire-passage. Si l’existence peut être qualifiée de séjour, alors qu’advient-il de son statut quand, ayant été en proie à  l’impensable, elle ne cesse de se rappeler à notre souvenir pour vouloir à jamais panser ses plaies.

En soirée, les discussions se poursuivent et avec elles, naturellement, les témoignages, les dissonances, encore. Dissonances, cette fois entre humour et souffrance, un écart indissoluble quand l’humour protège la dignité de l’homme, comme le voile de sa pudeur. De façon surprenante, on ne manque jamais de rire en écoutant les récits des pires événements. C’est un peu comme si ce superlatif là (pire) avait besoin, comme nuance ou comme possibilité d’être, ce voile de l’humour. L’une des grandes représentantes de l’humour de la déportation est sans doute aussi l’auteur du poème que nous avons lu mais aussi du livre Elle revenir, à savoir Gisèle Gillemot et nous l’entendrons bientôt, pendant ce voyage, et lors d’une allocution, faire plier le sérieux de la circonstance sous la force de son humour.

Mercredi 27 octobre – Amstetten

Un premier arrêt nous amène très curieusement  au beau milieu d’une zone industrielle. Au beau milieu d’un complexe très étendu, avec maintes usines, des pilonnes électriques, des bâtiments préfabriqués prévus pour l’hébergement des ouvriers, tout au bout d’un parking, se trouve une stèle témoignant   de la présence à cet endroit d’un ancien camp de concentration. La dissonance ici est l’impossible contraste entre ce lieu qui est une zone au milieu de nulle part et exclusivement dédiée à la production industrielle, et cet autre lieu qu’est la stèle et le petit espace de recueillement du bout du parking, à l’abri d’un pilonne.  Nous nous sommes rassemblés autour du petit monument afin d’immortaliser ce moment, nous l’avons fleuri et l’avons laissé derrière nous en nous demandant s’il serait retrouvé l’année prochaine. Il faut dire que cette petite stèle a déjà été détruite et avait été retrouvé à quelques mètres de son emplacement il y a quelques années. Le travail de mémoire prend dans ce cas, un sens tout particulier car il contient le souci que perdurent les lieux consacrés au recueillement, les lieux où nombres d’humains ont perdu leur existence. Et pourtant, la vie continue, l’industrie de développe, les enfants jouent, les hommes et les femmes travaillent : quel dialogue possible entre ces deux mondes ?

Un second arrêt nous mène à Amstetten, à 80 km de là et nous sommes chaleureusement reçus à la mairie en présence d’une député et d’un professeur d’histoire qui essaie de rassembler les faits, les événements, les trajets qui eurent lieu entre Amstetten et d’autres destinations. Témoin vivant de ce lieu historique : Gisèle. Assise à la tribune, elle écoute les discours,  l’œil vif et à la parole très franche. Un discours officiel d’accueil, de regret, de volonté de lutte contre la barbarie est alors prononcé par la député à travers la voix de sa traductrice. Le professeur d’histoire questionnera Gisèle. Elle explique qu’elle arrivée à la gare de Amstetten. A l’époque, on y construisait tout ce qu’il fallait pour la guerre du front russe, moteurs d’avions, armes. C’est d’Amstetten que partait tout le matériel et il fallait une main d’œuvre abondante pour pouvoir faire face à la production.  Tout le monde remercie la déportée qui répond de façon on ne peut plus laconique : profitez-en ça ne durera plus très longtemps avec un petit accent de titi parisien. Nous rions et sourions dans le décalage que nous sommes vis-à-vis de la thématique si grave qui est là présence. Puis elle ajoute, s’adressant au professeur d’histoire  « si nous n’avions pas été déportés vous n’auriez rien à dire aujourd’hui. » Voilà encore et toujours la dissonance qui pointe le bout de son nez en nous narguant, nous qui sommes seulement naturels quand nous réagissons spontanément à la situation présente, et qui adoptons un sérieux de mise lors de discussions très graves et nous renvoyant au passé. L’écart se tire entre la joie d’être ensemble, la lumière qui émane de ces personnalités extraordinaires et la mort toujours présente, dans chacun des discours.

L’autre jour, c’est encore ce type de réaction que j’ai ressenti alors qu’un journaliste voulait me photographier ainsi que d’autres personnes devant une photo du camp de Mauthausen. Heureuse de voir que ce jeune journaliste s’intéressait au problème de cette barbarie nazie qui menace toujours de refasse surface, je souriais en le regardant et j’étais heureuse du soin qu’il mettait à faire son métier. Puis, j’ai rajusté mon sourire parce que je ne pouvais sourire devant une photo qui montrait toute la souffrance qui avait eu lieu dans ce camp. Il fallait pour la photo s’ajuster au passé, savoir que l’on était dans le présent, et se projeter dans l’avenir : le sérieux valant pour la mise en garde à destination d’autrui.

L’après midi nous réserva bien des surprises puisque nous visitèrent le véritable château de la Belle au Bois Dormant… sis dans un allô de verdure tout cuivré, le château blanc de Hartheim laisse d’abord bien songeur. On imagine les dynasties qui ont pu s’y succéder, les fêtes qu’on a pu y donner. Puis on apprend qu’en début de siècle le château fut transformé en un hôpital psychiatrique qui accueillait des personnes déprimées, retardées, et où c’est un véritable programme humaniste qui était en œuvre. On souhaitait en effet l’intégration du handicap mental. Mais le conte de fée s’arrête à la venue de médecins nazis qui allaient procéder au génocide de milliers de personnes. La jolie mélodie qui résonnait encore hier dans les cœurs se distord peu à peu pour céder l’espace sonore au cri des agents nazis et à ceux des malheureuses victimes. On peut dire véritablement qu’il y avait dans ce château qui fut un hôpital psychiatrique d’avant-garde avant l’arrivée des nazis, un certain état de grâce par lequel on cherchait la manière d’intégrer le handicap mental le mieux possible dans la société. Le docteur Frankl y met au point, alors qu’il travaille aussi à Vienne, la logothérapie. Là encore, nous sommes aux antipodes d’un régime où la parole devient un risque. Dissonances toujours comme si la logothérapie avait dû s’appliquer non pas aux citoyens mais bel et bien au régime politique.

En sortant du château, nous déposons une gerbe devant le monument alors que derrière nous, sur la route qui mène aux habitations voisines, passe la voiture du casino sur laquelle est inscrite : « faîtes vos jeux ».  Manifestement l’écart entre le sérieux du passé, son extrême gravité, et la respiration du présent n’est pas connu ni vécu de la même manière par les habitants des lieux qui semblent plongés dans leur quotidienneté. Peut-être n’est-ce là qu’une apparence résultant de l’écart entre notre orientation vers le souvenir, le recueillement et la commémoration et celle des populations tournées vers l’avenir, leur avenir, leur quotidienneté. Mais une guide nous accueille, nous fait une conférence pour dire l’histoire du lieu et son positionnement ne fait aucun doute.

Autre lieu magique : l’abbaye baroque de Wilhering, contenant moult encyclopédies du XVIIIème, gros ouvrages, gravés à l’or fin. Les bâtiments sont une véritable splendeur tandis que les habitants de l’abbaye, principalement des moines bénédictins, pendant la guerre, avaient sous leurs yeux, le camp d’Amstetten. Le silence s’il est méditation semble avoir été, en ces lieux là, synonyme d’une passivité fautive…

Le midi nous rencontrons le Professeur Thier, professeur en religion mais également professeur de philosophie spécialiste de la pensée de Frankl. Nous avons une discussion passionnante : le Professeur Thier viendra au colloque du mois de mars parler de la question du pardon chez Frankl. Nous irons dans un petit camp retranché afin de déposer une gerbe et chanterons, à l’initiative du Professeur Thier, l’hymne à la joie de Schiller. Son regard pétille d’espérance et il  me dit que ce qui nous relie, c’est l’Europe. C’est donc l’hymne de l’Europe qui résonna ainsi par nos voix dans cet endroit bien triste et bien étrange.

3ème jour Mauthausen

Le camp de Mauthausen est célèbre, aussi célèbre que ceux de Buchenwald, Dachau, ou Auschwitz. Cependant ce qui fait sa singularité est qu’il est construit en pierre. On est face à une véritable forteresse romaine, ce qui nous amène dans un espace mythique. Tout est prévu, tout est organisé, l’industrie de la mort y a été victorieuse pendant trop longtemps. Mais quand on tourne le dos au camp, la beauté du paysage nous ferait facilement oublier l’horreur qui est derrière nous. Au loin des sommets enneigés, au plus près de nous, une végétation luxuriante où se mêlent les plus belles couleurs : or, orange, jaune, vert… toutes les teintes de l’automne brillant ardemment sous un glacis d’humidité. Près de là, le mythe prend toute sa dimension puisqu’il convoque Sisyphe : un grand escalier de 186 marches inégales constituaient le supplice des déportés qui du bas de la carrière devaient remonter des pierres extrêmement lourdes  Parfois, certains tombaient et emmenaient les prisonniers qui étaient derrière eux, dans leur course. Je m’interroge sur le rapport entre la théâtralisation du mythe et l’application d’une image abstraite dans un monde on ne peut plus concret. Dissonance encore. Impossible possibilité.

Enfin notre bus s’arrête à Steyr : autre camp. Même horreur. Pourtant aux abords, une petite ville fort sympathique, avec maints clochers qui semblent nous sourire. La culture y a apposé son sceau indéfectible alors que résonne encore derrière, les cris de l’humanité. Il n’est pas anodin que le déporté jamais ne saura se concentrer sur l’unique beauté de la ville pour les raisons que j’ai expliquées plus haut. Et ce regard vers l’horreur vécue a tout d’un mythe de l’éternel retour. L’éternel retour du souvenir d’une souffrance qui ne cesse de manifester sa présence ou qui ne cesse de fournir au regard l’éclairage qu’il peut jeter sur le monde. Déporté et prisonnier à double titre.

4ème jour - Gusen

Visite du  camp invisible de Gusen – visite du mémorial de Gusen – visite de la Bergkristal à Saint-Georges.  

Arrivée à Gusen , là aussi dans une zone industrielle. Mais ici ce ne sont plus les pilonnes électriques qui jalonnent l’espace mais le granite et l’industrie d’exploitation du granit. Le marbrier qui exploite la carrière est probablement le descendant de ceux qui exploitaient déjà la carrière du temps du régime nazi. Rappelons que le nazisme est non seulement une idéologie mais encore un véritable programme économique basé sur l’exploitation de l’esclave déporté. Pourtant une stèle commémorative se tient aux abords de l’usine. Surprise.

Le midi nous rencontrons Karl Meir, professeur de religion dans dans un lycée environnant. Lui et le professeur qui l’accompagnent  Ils ont créé un musée dans une ancienne baraque du camp de concentration de Ternberg qui a été racheté par le diocèse et dans laquelle ont lieu les activités de la jeunesse chrétienne. Cela fait beaucoup de superpositions. Mais que voit-on là ? Voit-on la baraque SS ? Voit-on un chalet près d’un terrain de foot ? Voit-on ou entend-t-on simplement les voix des enfants qui nous accueillent par le chant choral ? Que voit-on ? Qu’entend-t-on ?

Nous visitons le musée et  assistons à une cérémonie lors de laquelle les discours des différentes personnalités sont ponctués de ces chants d’enfant. La volonté par-dessus tout est de lutter contre l’extrême droite. Elle est aussi de prémunir tout un chacun contre l’intolérance. Une action significative est mise en œuvre pour lutter contre l’antisémitisme, à savoir un accent tout particulier mis sur la culture juive. Des concerts de musique juive sont proposés. On enseigne à aimer l’altérité et sa culture. Apprentissage de la différence.  

5ème jour -

Visite d’un cimetière de Linz où se trouvent les corps d’une multitude d’anciens déportés ou de réfugiés.

Henri Ledroit intervient et explique :

« Le matin nous dormions à trois par châlits et nous étions arrosés continuellement sans avoir le droit de faire sécher nos vêtements. J’y suis resté d’octobre 1943 à février 1944. Ensuite ce fut le froid. Dans le Bunker, ils testaient la force de décollage des V2. On travaillait douze heures par jour et sept jours par semaine. Il fallait faire très vite pour faire ces essais. Pour travailler dans le tunnel, on était au sol, mais pour aller dans le Bunker, il fallait passer par un escalier très difficile. Les rangs devaient être « zu fünf » mais les rangs se dissolvaient.  Il y avait des brouettes de ciment. Cadences infernales. En haut, il était interdit de faire ses besoins sur le site. Alors il fallait aller en haut de la colline, en forêt et il y avait quelques sentinelles qui s’étaient amusées à faire des cartons sur ceux qui avaient demandé à aller faire leur besoin. Ils n’avaient pas  besoin d’ordre pour tirer sur nous. Ils le faisaient d’eux-mêmes. Tous les ordres de mort n’étaient pas commandés. Je suis ensuite allé au Revier de Mauthausen où nous devions tous être gazés. Il paraît qu’il y aurait eu un gradé nazi qui aurait dit : «  on va leur laisser une chance ». Voilà comment les choses se passaient. C’était vraiment très très dur. »

En nous rendant à Red Zipf, nous passons par une petite ville où il y avait le kommandos César (Feuklabrück).

Zipf : plaque commémorative sur la propriété du diocèse.  Brasserie Zipf.  Premier arrêt sur l’ancien site du camp et arrêt à la plaque commémorative.

Henri continue : « lorsqu’un détenu ne pouvait plus travailler, affaibli par le mauvais traitement journalier, il était renvoyé à Mauthausen où il mourrait de maladie, assassiné, etc.  6000 détenus en juillet 44 et l’effectif passait à plus de 9000 fin 44. Le chemin des lions : plein d’embuches, plus le matraquage des capots. Le travail dans les tunnels consistait à forer des trous pour y déposer des mines. Place d’appel : compté et recompté à multiples reprises. »

Dissonance, Henri semble fatigué malgré sa force hors du commun et sa volonté inextinguible d’expliquer et expliquer toujours. La peur de l’oubli.

Enfin, a lieu l’excursion sur le chemin du lion. De retour Henri prend la décision de laisser un peu de place à la détente : « on peut se détendre maintenant ». Alors, il raconte des histoires drôles :

Deuxième histoire :

 Que faut-il dire à une vache quand on veut la photographier :  ne bousons plus.

Le moment  le plus important philosophiquement ce jour là consista en une petite anecdote, quelque chose qui aurait pu passer complètement inaperçue et que peut-être personne n’a encore remarquée : Henri nous a dit aujourd’hui qu’il n’avait jamais cessé d’admirer la beauté du paysage qui l’entourait alors qu’il vivait dans les pires conditions. Qu’un être humain puisse continuer d’éprouver la beauté de la nature alors même que les pires souffrances le tiraillent me paraît tenir du sublime éthique, de l’inattendu. Cela est très révélateur  en ce qui concerne le genre humain. En effet cela nous montre qu’il peut être présent dans plusieurs types de situations à la fois : des situations émouvantes ou tenant de la beauté et des situations tout à fait sordides.  Comment ces deux paramètres peuvent-ils coexister ? Comment l’homme peut-il à la fois souffrir et admirer ? Comment comprendre cette orientation ? Il faut sans nul doute une grande force d’âme ! Mais peut-être que d’un autre côté la souffrance a quelque chose à nous apprendre… quand nous sommes dans la souffrance, nous révélons aussi ce qu’il y a en nous de plus humain, quelque chose que nous ne soupçonnons pas ! C’est un peu notre mystère, notre trésor… un mystère que nul ne peut percer et qu’a rappelé tout dernièrement Marie-Jo Chombard de Lawe à Paris en précisant que le travail sur la déportation lui avait permis de découvrir ce qu’il y a de plus sublime en l’homme.

Plus tard Henri me dira que c’est toujours cette capacité d’admiration qui le maintient en vie.

6ème jour

Le matin, nous nous rendons sur une stèle afin de nous y recueillir. Pourquoi cette visite : un jour quelqu’un avait rapporté à l’association que son père avait été prisonnier dans ce camps. Encore un autre camps. Depuis, des recherches ont été faites, l’école du village a dressé une exposition absolument magnifique avec des poèmes, des commentaires et des photos. Derrière on aperçoit la grande bâtisse SS et puis derrière encore une grande ferme attenante à la bâtisse SS.

Je me demande comment les personnes qui habitent ces lieux peuvent se représenter les choses, les ressentir. Mais l’espérance que j’ai ressentie à cet endroit est grande. En effet, quand les enfants se mettent à écrire des poèmes et qu’ils intègrent en leur âme un sentiment profond mêlé d’indignation vis-à-vis de la cruauté, et d’ouverture à la tolérance, on peut véritablement espérer que ces enfants deviennent les garants d’une belle humanité. De la même manière, les petits chanteurs et musiciens de la jeunesse catholique chrétienne qui nous ont accueillis précédemment, eux aussi, par la volonté de faire acte à travers leur art, se manifestent comme les garants d’une humanité plus grande.

En guise de conclusion, je voudrais signaler une coïncidence un peu particulière. En musique, jusqu’au début du XXème siècle, les lois de la composition interdisaient l’usage de la dissonance. Ainsi, ne pouvait-on jouer ensemble un do et un ré naturels, par exemple et pour faire court. Et bien pourtant, c’est la possibilité d’un accord jusqu’alors impossible qui naît en ce début de XXème siècle, comme si les lois de l’esthétique musicale suivaient, d’une certaine façon le cours des événements. On retrouvera des exemples de ces dissonances chez nul autre que Schoenberg ou Debussy, côté français. Quelque chose a désormais changé dans la tonalité existentielle et il va falloir vivre avec et même y retrouver la beauté essentielle de l’humanité. Je vous remercie.



[1] Philip Foner, The Spanish-Cuban-American War and the birth of American Imperialism, 1895-1902, NY, Monthly Review Press, 1972, 2 vol., vol.1, p.111. cité par Annette Becker, Les cicatrices rouges 14-18, Paris, Fayard, 2010, p.194.

[2] « Vous savez que c’est une affreuse espionne, s’écriait Mme Verdurin. […] Je le sais et d’une façon précise, elle ne vivait que de ça. Si nous avions un gouvernement plus énergique, tout ça devrait être dans un camp de concentration. Et allez donc ! »

[3] Emmanuel Filhol, Un camp de concentration français, les Tsiganes alsaciens-lorrains à Crest, 1915-1919, Presses universitaires de Grenoble, 2004. Cité par Annette Becker.

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