Du vendredi 9 avril au mercredi 14 avril 2010 ont eu lieu à Weimar, Buchenwald, Dora et Ellrich, les cérémonies du 65ème anniversaire de la libération de ces camps de concentration et j’ai eu le grand honneur grâce à l’Association Française Buchenwald Dora et son président, Dominique Durand à qui j’adresse ma profonde et sincère gratitude, de pouvoir, en tant qu’invitée, y assister longuement en suivant les anciens déportés dans leur pèlerinage.
C’est en effet le terme qui est employé pour désigner soit le retour sur les lieux des anciens camps, soit la visite dans ces anciens camps. Pour ma part, il s’agit de la première visite et de la découverte du milieu concentrationnaire commencée à Dieppe en octobre dernier. Il s’agissait pour moi d’assurer le rôle de traductrice-interprète auprès d’un ancien déporté canadien qui s’était engagé dans la Canadian Air Force alors qu’il avait vingt ans pour venir combattre l’horreur nazie en France. Ed Carter Edwards était présent à Weimar, à Buchenwald et lors de la journée commémorative à Dora, également. Cette fois encore mon rôle consistait à rester à proximité d’Ed et de sa famille représentée sur quatre générations, afin de leur permettre de comprendre au mieux les paroles qui leur étaient adressées, les excuses, les regrets, des condamnations qui étaient formulées, c’est-à-dire aussi le sens qui, par les mots, était repensé et re-posé dans la volonté constante de faire évoluer un signifié qui peut prendre des formes bien différentes. Il s’agit là d’une volonté de « faire justice » en s’appuyant sur l’acte de langage et en lui conférant toute sa force.
Il faut évidemment bien de la force pour poser de tels actes de langage et pour qu’ils puissent avoir vertu de réparation. Peuvent-ils seulement réparer cette déchirure profonde qui séparent les hommes d’eux-mêmes quand ils sont meurtris par leur chair jusqu’en leur âme ? La réparation n’existe certainement pas mais le pèlerinage, remis chaque année sur le métier, l’anniversaire de la libération répété et répété encore, mis en œuvre et en scène par les volontés de la conscience, assure évidemment un nouveau tissage qui vient dans une certaine mesure panser et penser encore la plaie béante de l’humanité.
Et pour que cette reprise puisse être effectuée, pour que les fils enfin se tendent à partir des pourtours, il faut s’attaquer toujours encore à la déchirure, rappeler les souffrances, les raviver d’une certaine façon, avec les mots, pour qu’enfin tous ensemble nous portions un peu de cette souffrance et l’allégions à l’endroit de nos anciens déportés. Cette reprise collective est ce que l’on dénomme communément par le nom de « travail de mémoire ». Il s’agit alors pour toutes les petites mains artisanes, de s’affairer au grand métier du sens pour le vibrer ensemble et laisser résonner régulièrement les battements de notre cœur commun.
Pour réaliser ce travail de communauté il est nécessaire de se rassembler et nous nous sommes rassemblés, nombreux à Weimar, à Buchenwald, à Dora et enfin à Ellrich. Sur les lieux où se produisirent les plus grandes souffrances, de longs discours ont expliqué le souhait de la responsabilité, le regret, les excuses encore, mais surtout la volonté d’un travail commun pour le maintien de la dignité humaine. Pourtant ces discours et toutes ces cérémonies ont eu lieu par un temps déplorablement froid, un vent glacial, pas le souffle chaud de l’âme en désir mais bien plutôt le râle de la faux. Et sous ce râle encore, la résistance eut lieu : les visages tuméfiés de nos vieux camarades se plissaient sous la brûlure du blizzard. De nouveau la souffrance était présente chez eux comme chez nous qui la découvrions, pour ainsi dire, et certains durent regagner des endroits chauffés au risque de leur santé. Aujourd’hui, je me demande quel est le sens de cette souffrance-là : était-elle le facteur de sympathie par laquelle tout se partage ? Etait-elle la condition d’une compassion possible ? C’est un peu comme si chacun devait payer sa part pour vibrer dans cette même tonalité, à l’image d’une re-naissance dont il fut question dans le discours du ministre de la justice allemand, chaque anniversaire devenant alors une re-naissance accompagnée non des douleurs de l’enfantement pour la terre qui l’engendre, mais des bribes d’un écho toujours en résonnance. Le signifié. La trace. Le double entendre. La rose blanche posée avec délicatesse sur la table est entourée d’un fil de fer. Lors de la cérémonie on appelle les déportés, un à un pour leur remettre un certificat. Sur le camp d’Ellrich figure un panneau qui précise qu’au-delà de sa limite, chacun entre là à ses risques et périls. Etc. etc.
C’est donc bien au sens qu’il faut s’adresser pour espérer un jour pouvoir frémir sous les rayons d’un soleil chaleureux dans une terre devenue fertile d’humanité. Le sens, toujours le sens. La reprise. La déchirure. Un problème se pose : celui de l’Histoire. Si le sens est présent dans l’histoire que l’on écrit et à laquelle on travaille, inlassablement et rigoureusement, cette même Histoire, discipline des disciplines, n’est pourtant jamais que collective. Elle est l’histoire des hommes, l’histoire des pays, l’histoire de l’humanité : plurielle. Et le résistant, le déporté, le communiste, le Juif, le Tzigane, l’enfant, par son récit, de réclamer de toutes ses forces, la reconnaissance de sa propre et unique singularité, celle qu’on lui refusait en l’inscrivant sur un registre et en lui remettant un numéro pour toute identité possible. La commémoration permet-elle vraiment de contenir la démesure de l’unique, cette singularité qui déborde de son être pour avoir été privée de l’habiter ?
Démesure est bien le terme et c’est encore la démesure qui nous accueille au sein de ce rassemblement quand celui-ci vibrant de toute sa force, manifeste dans le commun rassemblé, une émotion indicible, une joie sublime et profonde : celle que procure la jouissance de la vie et du partage de la communauté en liberté.