Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
29 juillet 2007 7 29 /07 /juillet /2007 16:46
 
 

 

 

Présentation

 

 

            Ce qu'il y a d'extraordinaire quand on commence à parler de la pensée, c'est que l'on crée systématiquement des espaces nouveaux. Il y a (es gibt) dans le domaine de la pensée une spatialité sémantique qui ouvre sur une quasi-matérialité. Ainsi en suis-je venue à la conclusion suivante : "je parle donc je touche". Qu'est-ce que parler, c'est dessiner, sculpter, forger, façonner, c'est donner prise, donner lieu, solliciter, appeler, confier.

La pensée ne tient ni d'une vapeur métaphysique, ni d'une virtualité sémantique dégageant de la part du locuteur toute responsabilité, elle ne tient pas non plus d'une légèreté qui lui permettrait de devenir multi-forme et de pouvoir s'aventurer de n'importe quelle manière dans n'importe quel domaine.

La pensée est surtout et avant tout un acte de responsabilité et son exercice est l'apprentissage d'une mesure entre formulation et engagement. Penser est un "acte de langage" et cette expression, entrée dans le vocabulaire de la philosophie aussi bien que dans celui de la linguistique (cf. Austin et ses philosophical papers), ne doit pas occulter ce qu'elle cache précisément parce qu'elle est entrée dans un vocabulaire, c'est-à-dire aussi dans une liste.

Quand Calepino, moine italien (1435-1511) commença à recenser les mots latins pour les ordonner dans un dictionnaire, sous forme de fond disponible, il avait conscience de la nécessité d'un répertoire et d'une norme. Le problème du répertoire est que derrière la liste des mots, peut être occultée la profondeur de chacun de ceux-ci. Que cela signifie-t-il au juste ? Cela veut dire que lorsque je regarde une liste de mots, je n'ai pas à l'esprit le contenu de chacun des mots, mais je cherche d'abord le lien qui les unit, la propriété commune, soit-elle graphique ou sémantique, mais je vois d'abord l'ensemble.

C'est aussi le sort qui attend le mot dans les listes de mots que nous énonçons pour former des phrases. Dans une phrase le mot perd son statut de mot de liste pour devenir un ancrage sémantique et syntaxique. La combinaison de ces deux propriétés lui confère sa puissance, c'est-à-dire lui octroie sa présence. Dans les multiples moyens que me fournit la langue, les langues, je peux jouer sur l'intensité des mots. Ainsi, si je dis "Le chat est sur le paillasson", j'énonce une vérité possible, probable, non virtuelle. Si je dis "Regarde ! Le chat est sur le paillasson", non seulement j'énonce cette vérité mais j'attire l'attention de la personne à qui je m'adresse, mon interlocuteur ou mon interlocutrice sur cette vérité. L'impératif possède ainsi comme fonction de rendre possible au locuteur d'aller chercher son interlocuteur comme par la main.

            La difficulté posée par ce qu'est devenu le langage de la vie quotidienne dans notre société –et c'était déjà le cas dans le monde dans lequel évoluait Heidegger, mais aussi dans la langue de "la philosophie, c'est-à-dire de la métaphysique"[1], est que dans la profusion proposée par les réseaux de communication, par la mise en œuvre d'une parole à tout va, qui a, certes le mérite de pouvoir maintenir les liens entre les humains, le monde qu'il y a derrière chaque mot s'efface, le mot perd sa valeur, sa profondeur, son faire-présence, dans les flux nombreux de parole. Le mot s'érode comme un relief soumis aux intempéries. Sa valeur ou consistance est souvent cachée et peu de mots confèrent encore aux interlocuteurs la sensation d'être accueilli ou d'être accompagné d'un geste qui vient les prendre par la main et par là même rendre au mot sa capacité de toucher vraiment, sa capacité d'être toute présence, la capacité d'abriter encore l'Être en faisant entrer celui qui écoute dans son sens.

 

 

 

 

            Et nous nous posons trois questions fondamentales avec Heidegger :

 

 

1. Comment retrouver l'Être, où chercher pour le retrouver ?

 

 

2. La manière dont l'histoire de la philosophie s'est occupée de la pensée a-t-elle permis de laisser toute sa place à l'Être ou s'est-elle focalisée sur autre chose ?

 

 

3. Quelle méthode pour retrouver l'Être ?

 

 

 

 

            1/ A la première question, celle de savoir comment retrouver l'Être et où le chercher, il convient de considérer une conclusion fondamentale : si l'Être n'est pas présent dans la pensée contemporaine, alors cela veut dire que nous ne pensons pas. Heidegger dans Qu'appelle-t-on penser répètera –et cette répétition possède une fonction éminente conduisant à la méditation- que nous ne pensons pas encore : nous sommes dans un "noch nicht". Cette conclusion ou axiome suscite beaucoup de questions. En effet comment, après toute l'histoire de la philosophie, après toute l'histoire des idées, après toute l'histoire de la pensée, n'en sommes-nous qu'à un tel résultat ? D'autre part, si cette assertion est vraie et nous sommes en droit de nous poser la question, alors pourquoi Heidegger consacre-t-il son attention à l'histoire de la philosophie, pourquoi accorde-t-il toute son attention aux œuvres des philosophes ? Pire pourquoi médite-t-il sur les pensées de penseurs qui n'étaient pas encore des philosophes ? Il ne s'agit pas d'ignorer l'histoire de la pensée ou de la philosophie tout au contraire et dans ce même ouvrage : Qu'appelle-t-on penser (cours du semestre d'été 1952), Heidegger mettra l'accent sur l'importance de la reconnaissance et de son lien au remerciement : "Denken ist Danken". Penser c'est remercier, faire acte de reconnaissance ou de gratitude. Il s'agit par suite d'emprunter un nouveau chemin (Weg) et de considérer que la posture dans laquelle nous nous trouvons ne convient pas pour penser l'Être et penser l'Être, c'est cela que Heidegger nomme "penser". Penser véritablement, c'est penser l'Être. La question devient alors celle de savoir où le chercher ? C'est dans le dire poétique et principalement chez les présocratiques que Heidegger trouvera un sol ontologique véritable. Et ce sol apparaîtra surtout à partir de la deuxième ou seconde partie de son œuvre, celle sur laquelle nous avons choisi de travailler pour des raisons que nous expliquerons d'ici quelques instants.

 

 

 

 

2/ La manière dont l'histoire de la philosophie s'est occupée de la pensée a-t-elle permis de laisser toute sa place à l'Être ou s'est-elle focalisé sur autre chose ?

La question appelle sa propre réponse à savoir que la manière dont l'histoire de la philosophie s'est occupée de la pensée n'a pas permis de laisser toute sa place à l'Être puisqu'elle s'est focalisée sur l'étant et sur la subjectivité ayant ainsi perdu l'Être de vue. Heidegger s'inscrit donc comme l'initiateur d'un autre commencement de la pensée, celle de l'Être. Il faut désormais "penser l'Être". Et pourtant, ceci ne fait pas, selon Marlène Zarader, de Heidegger un penseur du commencement.

L'œuvre s'ordonne à partir de trois moments principaux ainsi que l'indique Jean Greisch dans La parole heureuse : le premier moment se concentre sur la question du sens de l'Être, le second sur celle de la vérité de l'Être et le troisième sur celle du site de l'Être, de son topos. Notons que cette périodisation peut apparaître de façon différente : ainsi la tradition américaine et en particulier William Richardson fera-t-il la différence entre le premier et le second Heidegger. La jonction se situe alors au niveau de l'Ereignis et du tournant.

 

 

 

 

C'est à ce moment que Heidegger prend conscience que retrouver l'Être ne consiste pas à inventer des termes techniques nouveaux comme il le fit dans Etre et Temps (fussent-ils philosophiques), mais d'en revenir à une simplicité de la langue, tâche au combien difficile[2]. Ce tournant est marqué par les Beiträge zur Philosophie (vom Ereignis) qui ont constitué pour nous une pierre d'achoppement d'autant plus que dans ces contributions Heidegger médite sur la notion de Zwischen : l'entre-deux, ce qui est très significatif et dont nous proposons une analyse dans notre huitième chapitre (p.393). Je renvoie ici aussi à l'article que j'avais présenté dans le séminaire de Jean Greisch en décembre 2005 dans le cadre de la préparation académique de la thèse. Il était intitulé "De la vérité de l'Être au sens de l'Être : le tournant 1936-1938" et s'appuyait à la fois sur les Beiträge zur Philosophie et sur Besinnung ainsi que sur les études qu'en ont réalisées Friedrich von Hermann ou Richard Polt dans un ouvrage édité par Scott, Schoenbohm, Vallega-New et Vallega aux Presses Universitaires d'Indiana (2001), ou dans une introduction proposée par Daniela Vallega-Neu dans la même maison d'édition (2005).

Heidegger propose notamment dans les Beiträge un autre commencement de la pensée. En présentant son ouvrage il dira :

 

 

"Les Beiträge questionnent dans un cheminement qui se fraie une voie dans le passage menant à l'autre commencement. Ce cheminement amène le passage dans l'Ouvert de l'histoire et le fonde en tant que très long séjour probable, dans la mise en œuvre duquel l'autre commencement de la pensée ne reste toujours que ce qui est pressenti tout en restant aussi, déjà décisif."[3]

 

 

Si Heidegger décide de placer tous ses efforts sur la pensée de l'Être, c'est qu'il estime que pendant toute son histoire, la philosophie et plus particulièrement la métaphysique s'est occupée de l'étant. En témoigne la place croissante qui sera accordeée à la subjectivité qui trouve son origine dans la philosophie moderne de Descartes et culmine à nos yeux, notamment avec la Logique de la philosophie d'Eric Weil. Il devient donc nécessaire aux yeux de Heidegger de dépasser la métaphysique ou, comme l'affirme Jean-François Mattéi dans un ouvrage intitulé Heidegger, Hölderlin et le Quadriparti, de la contourner :

 

 

"Lorsque Heidegger accomplit le tournant, il ne s'agit pas d'une décision personnelle et d'un choix arbitraire qui le conduirait à tourner le dos à la métaphysique. Son chemin de pensée, qui demeure invariable, contourne de par ses propres forces, le massif métaphysique afin d'ouvrir la vue sur un nouveau paysage. En faisant le détour de la métaphysique, moins pour en effacer l'horizon, comme chez Nietzsche, que pour l'assurer de ses justes limites, Heidegger découvre, entre la cime et l'abîme, cette vaste ampleur du monde que la pensée doit envisager comme un tout. La mesure qui sépare la métaphysique de l'autre pensée tient à la différence d'accentuation entre l'étant et l'Être : ou bien l'on dispose les étants dans l'horizon de l'objectivité pour en diminuer universellement l'être, ou bien l'on fait le saut dans la hauteur de l'être pour s'ouvrir au monde où la métaphysique vient prendre place."[4]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

            C'est sur l'étant que l'histoire de la métaphysique a placé ses efforts, il est nécessaire d'ouvrir maintenant une réflexion sur l'Être et par là-même d'ouvrir le champ de la réflexion sur une amplitude nouvelle, sur un paysage nouveau, comme l'énonce Jean-François Mattéi et ce paysage nouveau trouvera un terrain idéal dans la poésie car elle est, pour Heidegger le dire le plus pur (cf. Acheminements vers la parole).

 

 

3/ La méthode : elle consiste en un franchissement de seuils, en l'éclaircissement ou l'établissement de jointure, la première jointure apparaît dès Etre et Temps à travers la différence ontico-ontologique, la seconde jointure se trouve à notre avis dans le saut et dans la dynamique du saut qui permet de passer d'un domaine à un autre, qu'il soit le domaine de la science au domaine de la pensée ou le domaine de l'étant à celui de l'Être. Notons que lors d'entretiens avec Frédéric de Towarcki, personnage essentiel dans la jointure philosophique entre la France et l'Allemagne après-guerre, Heidegger aurait confié qu'il regrettait la pensée du saut et qu'il fallait plutôt penser le passage d'une façon plus harmonieuse. Ces jointures, nous les retrouvons au nombre de six dans les Beiträge, ce dont j'avais proposé une analyse à travers cet exposé sur le tournant dont je parlais il y a quelques instants. Il n'est pas anodin que le terme pour désigner la jointure, en Allemand est le mot "Fug". Ce terme appartient à la fois au vocabulaire quotidien et au vocabulaire musical. En effet que se passe-t-il dans une fugue si ce n'est une jointure des thèmes à travers leur relais. Composée à l'origine pour l'orgue, la fugue requiert de la part du clavieriste, un jeu de passage des voix (3 ou 4). La main droite commence un thème, la main gauche en prend le relais, c'est dans ce relais que se trouve la jointure. Elle marque le passage et le fait que quelque chose de nouveau, le chant, est confié à la main qui accompagnait, tandis que la main qui jouait le thème se voit confier l'accompagnement. Une fugue est ainsi un jeu de relais, de jointure et ce thème est si important que j'ai choisi d'ouvrir ma thèse avec une strophe d'un poème de Hölderlin dont le titre est : Am Quell der Donau : aux sources du Danube. En effet, ce poème figure parfaitement le jeu de la fugue :

 

 

"Ainsi qu'à l'orgue, en accords sonores et splendides,

Dans l'enceinte sacrée, très haut

Jaillissement pur hors des tuyaux inépuisables,

Sonnant l'éveil le prélude au matin commence,

En nappe de fraîcheur le fleuve mélodieux s'épanche

Et gorge d'enthousiasme peu à peu

Toute la demeure au replis d'ombre glacée,

Et voici naître alors, voici qui montent vers le

Soleil de la fête et lui répondent, les voix en chœur

Des fidèles : telle s'en vient

De l'Orient à nous la Parole,

Et contre les rocs du Parnasse, au flancs du cithéron, ô

Asie ! j'entends l'écho venu de toi et il se brise

Au Capitole et des Alpes vertigineusement descendue

 

 

            Et j'ai trouvé à Basilique d'Ottobeuren, la grandeur, l'immensité, le style aussi capable d'accueillir un tel élan, une telle amplitude. C'est le chœur de cette basilique que j'ai fait figurer en arrière plan du poème qui ouvre ma thèse comme pour lui en donner la Grundstimmung ou indiquer qu'il y aura effectivement un certain nombre de seuils à considérer.

            Ce poème mais aussi le décor de la Basilique d'Ottobeuren figurent une amplitude. Or c'est précisément cette amplitude que Heidegger cherche à capturer de nouveau –et cet oxymore (capturer l'amplitude) est très parlant puisqu'il s'inscrit dans la pensée antithétique de Heidegger et dans sa formulation, faisant de la langue nouvelle de la pensée une impérieuse nécessité.

            Or pour le lecteur habitué à suivre l'enseignement et la pensée de la subjectivité, il ne va pas de soi d'accepter, voire de se conformer ou de suivre une pensée qui prend non plus le sujet mais l'Être comme centre. C'est pourquoi l'étude de Heidegger constitue à la fois une expérience de lecture et une expérience de pensée visant à déplacer les repères à partir desquels la philosophie s'est construite tout en s'égarant de la pensée de l'Être. Et si je voulais indiquer en quelques mots le travail que j'ai fait dans ma thèse, je dirais que j'ai voulu analyser la manière dont Heidegger interpelle ce lecteur si familier du repère subjectif pour le transporter en un autre lieu de pensée. J'ai proposé d'une façon ordonnée, une analyse des fondements de cette transposition ontologique, ce qui a nécessité des outils linguistiques comme philosophiques.

            Mais le terme de "méthode" est quelque peu trop ordonné pour correspondre à ce dont il est question chez le second Heidegger et qui culmine dans l'éloge poétique. En effet, Heidegger dira dans les Concepts Fondamentaux que philosopher, c'est "questionner sur ce qui est en dehors de l'ordre." L'ordre fait référence à l'organisation d'une pensée que l'on a pu traduire en français par "la pensée qui calcule" et dont la critique est proposée dans un texte intitulé Gelassenheit (1955), dans les Beiträge (1936-1938) ou encore dans la très célèbre question de la technique (1949) publiée dans les Essais et Conférences. Peut-être alors faut-il préférer au terme de méthode, celui de manière que l'on traduit en allemand par weg et qui signifie également chemin. La question motivant cette avancée sera celle d'en venir à la chose même et celle de l'accès à l'Être. C'est le va-et-vient de cet accès vers l'Être ou à partir de celui à qui s'adresse le texte heideggerien qui nous permet d'envisager un Zwischen de l'expérience de pensée visant à cette transposition ontologique et j'ai voulu retrouver en procédant au chemin à rebours, les traces ou propriétés de ce nouveau sujet de la pensée ontologique, qui est aussi celui qui reçoit l'enseignement ontologique. C'est pourquoi, j'ai composé mon huitième et dernier chapitre sur la place du sujet dans le rapport langue/ontologie en confrontant ce sujet à des théories de la philosophie et de la philosophie analytique, en particulier, celle de Gilbert Ryle, philosophe anglais contemporain à Heidegger et dont le Concept of Mind paraît en 1949.

 

 

Deux mots sur notre méthodologie :

 

            Il a fallu considérer le lien qui unit philosophie et linguistique et si la question du langage chez Heidegger réside dans le domaine de la pensée, analyser cette question dans le domaine de la pensée présuppose que l'on effectue un certain nombre de mesures, que l'on éclaire cette question de façons différentes. L'une des difficultés qui s'est présentée à moi lorsque j'ai voulu entreprendre une analyse de la question du langage chez Heidegger à l'aune de la traduction ontologique et en vue d'en dégager les vestiges de la subjectivité, fut celle de l'option. C'est cette option que médite également Peter McCormick dans  son ouvrage intitulé Heidegger and the language of the world publié en 1976 et que ma famille ici présente m'a offert dernièrement après avoir effectué de nombreuses recherches électroniques. Quelle est cette option ou quelles sont ces options ?

            Nous sommes dans le domaine de la pensée qui implique chez Heidegger, celui de l'émotion, celui de l'éprouver et le savoir essentiel chez Heidegger passe nécessairement par quelque chose qui s'éprouve et ouvre sur un lien crucial entre connaissance et affection, thème du séminaire de Jean-Yves Lacoste lors du premier semestre de cette année universitaire. Penser, c'est sentir, ressentir, être capable de s'émouvoir.

A cet égard, Heidegger parlera de la froide audace du concept. Nous l'avons opposée à la chaleur qui émane du chalet dans soir d'Hiver (Winterabend) de Trakl et dont nous avons proposé une étude dans notre quatrième chapitre parce que l'analyse qu'en propose Heidegger est très significative au regard de son traitement des seuils ou des limites. Le voyageur du poème, dans la détresse, après avoir marché longtemps dans la neige, éprouve un sentiment très fort. Il est touché par la chaleur du foyer devant lequel il arrive et à l'intérieur duquel resplendissent en pleine lumière pain et vin. S'il est possible de parler de la froide audace du concept, c'est que le concept ne conduit plus chez Heidegger dans la chaleur et la vérité de l'Être.

 

 

Remarques méthodologiques :

 

Je voudrais expliquer ici comment j'ai conçu un certain aspect de mon travail de thèse qui ne s'est pas limité à la rédaction de la thèse. J'ai tenu à accompagner le travail de rédaction d'un travail de communication. C'est pourquoi j'ai pris soin de présenter des conférences de façon régulière en France et à l'étranger (Angleterre, Etats-Unis). J'ai cependant voulu offrir un travail original à chaque fois et j'ai évité d'exploiter deux fois la même chose si bien que ce qui se trouve dans ma thèse ne se trouve pas dans mes articles ou communications, de même ce que j'ai exploité dans ces articles n'apparaît pas dans ma thèse même s'il y a concordance. Par contre, j'ai pris soin d'établir des liens entre les deux en renvoyant dans mes articles au travail qui se trouve dans la thèse. Ainsi trouvera-t-on des moments de réflexion décisif à propos des Beiträge ou de Besinnung dans ma thèse mais un article que j'ai voulu le plus complet possible est consacré tout particulièrement à ces ouvrages. En revanche, j'ai tenu compte des discussions que j'ai eu le plaisir d'avoir au sein du cercle doctoral ou dans d'autres lieux comme la conférence nord-américaine sur Heidegger présidée par William Richardson où j'ai présenté à deux reprises un travail relatif à mon thème de thèse. Je n'ai pas procédé à un copier-collé qui aurait consisté à inclure ces travaux dans ma thèse mais j'ai gardé les questions qui m'ont été posées pour les méditer plus longuement dans la thèse. Je pense en particulier aux questions de Lawrence Hatab sur le lien entre écoute et utilité, aux questions de Allan Rosenberg sur l'expérience de lecture et l'applicabilité de la pensée heideggerienne dans la vie quotidienne, aux questions de Théodore Kiesel sur la nature de l'utilité chez Heidegger, je pense au commentaire de David Pettigrew qui a formulé une response lors de ma conférence à Boston en ouvrant la réflexion sur Paul Celan. Je le remercie d'ailleurs des remarques bibliographiques que j'ai trouvées à travers le commentaire qu'il a fait de ma conférence, ainsi celle de Hadrien France-Lanord et de son analyse. Je pense également au travail intensif et aux discussions très riches que j'ai eu le grand plaisir d'avoir avec Julia Davis, co-traductrice avec William McNeil de l'Ister de Heidegger. Je pense à toutes les questions que j'ai abordées avec Werner Fischer, professeur à l'université de Fribourg et maire de Messkirch, qui m'a d'ailleurs confié les clefs du château à plusieurs reprises pendant des demi-journées complètes! Je pense aux questions de Béatrice Han et des étudiants de l'Université de Colchester lors de ma présentation d'une approche de la question de la technique à la lumière d'un roman de Charles Dickens lors d'une conférence de post-graduate students. Mais je pense aussi à toutes les discussions que j'ai pu avoir ici avec mes professeurs et amis. La discussion que j'ai pu avoir autour et à partir de tous ces articles et conférences a ainsi été exploitée dans ma thèse sans y figurer cependant comme tel.

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Equation utilisée par Heidegger lors des entretiens qu'il accorde à la télévision allemande dans les années 1970 et qui paraît sur le site "Parole des jours" avec d'autres commentaires de Heidegger sur ses œuvres. Je remercie Gille de Beaupte de m'avoir indiqué ce site tout à fait passionnant.

[2] Cf. supra.

[3] Trad. pers. Martin HEIDEGGER, Beiträge zur Philosophie, GA 65, Frankurt am Main, Vittorio Klostermann, 2003, p.4 – cité dans le second volume de ma thèse page 309.

 

[4] Jean-François MATTEI, Heidegger, Hölderlin et le Quadriparti, Paris, Epiméthée, 2001, p.195, cité dans le premier volume de ma thèse page 56.

Partager cet article
Repost0
29 juillet 2007 7 29 /07 /juillet /2007 10:38
"Corriger"
Cathy Leblanc


Corriger. Intervenir. S'infiltrer. Corriger. Biffer. Remplacer. Corriger. Redresser. Corriger. Violer. Altérer. Corriger. Etre sourd. Corriger. Remplacer. L'écriture peut être comparée au geste du sculpteur. Elle trouve son argile dans les mots, sa forme dans leur composition, son style dans leur concaténation. Ecrire, c'est donner à être et en cela, c'est un geste ontologique. J'écris, je forme un monde. Je ne fais pas seulement un monde mais je le forme et le mets en forme pour donner à mon lecteur de quoi y entrer, suivre le sens tout en l'élaborant lui aussi, et en sortir transformé. La correction portée à l'écriture devient alors une responsabilité. Elle touche le monde produit et affecte l'auteur d'un tel monde. La question devient celle du bien-fondé de la correction. Faut-il laisser être, laisser l'étudiant dans la faute, dans le défaut ou faut-il lui indiquer la voie pour un meilleur épanouissement, né d'une adéquation plus satisfaisante entre ce qui est ressenti et voulu être exprimé et ce qui est en fait exprimé et parfois frustrant, puisque n'atteignant pas la hauteur des sentiments ou des idées se bousculant aux portes du geste créateur ? Faut-il faire l'éloge de la maladresse et laisser autrui y habiter, se faire sinon une habitation, du moins une habitude du difforme, de l'informe ? Cette maladresse va-t-elle engendrer ce qui plus tard devient style ?
Nous pensons qu'une métaphore convient particulièrement à la correction : celle de la lessive. Quand j'ai porté mon chemisier une journée, je le lave pour qu'il garde son éclat et l'odeur du propre. Quand j'ai écris une page, je la relis, la reforme, la lave de ses erreurs pour en trouver la plus pure expression. J'agis de la même manière sur la page qu'autrui a écrit quand, forte du rôle que la société m'accorde, en tant que professeur, j'ai le droit et le devoir de guider mon étudiant vers une réalisation épurée de son expression. Mon action devient alors celle de l'amie. Je me place dans la proximité d'un auteur pour lui indiquer les erreurs. Corriger, c'est devenir proche mais c'est surtout dans l'entre-deux de cette proximité, faire surgir un dialogue, un questionnement fondateur et fondamental entre l'auteur et le correcteur. La correction, en ce sens ne saurait s'assimiler à la sanction. Corriger c'est devenir aussi l'auteur tout en se tenant dans la différence que la proximité, toute proche soit-elle, a institué. La distance de la proximité seule autorise la rature, la possibilité d'un "lis-tes-ratures", d'un littérateur.
Corriger. Revenir constamment sur soi-même comme un autre. Se dissocier. Se diviser. Regarder. Etre regardé par nulle autre que soi-même. Je donne et je reçois en même temps. Equilibre. Ce geste que je fais sur ma propre production comme si j'étais un autre, je l'ai acquis, je l'empreinte à celui qui m'a corrigée. La correction devient alors une culture de la différence, de la même manière que l'enfant chez Kant, bénéficie de ce que l'adulte sait se substituer ponctuellement à sa volonté pour vouloir ce qui est vraiment bon pour lui, en l'empêchant de céder aux tentations qui déformeraient ou altéreraient sa réalisation. Corriger. Eduquer. Garantir.
Quelle valeur accorder à ce perpétuel retour sur soi, sur autrui ? ou plutôt quelle valeur ne pas accorder ? La correction n'est pas sanction, avons-nous dit. Elle n'est pas un jugement moral. Elle n'est pas un retour sur la faute, mais une transformation de l'erreur par un savoir faire qui a "hérité" de corrections précédentes. Corriger. Remercier. La correction devient un acte de reconnaissance envers ceux qui ont transmis et pour ceux à qui l'on transmet.
 
Partager cet article
Repost0
21 juin 2007 4 21 /06 /juin /2007 08:23

QU'EST-CE-QUE L'AMOUR ?

Je soumets ici aux bloggers une citation tout à fait fascinante de P.B. Shelley, parue dans "A defence of poetry" : 

"Thou demandest what is love ? It is that powerful attraction towards all that we conceive, or fear, or hope beyond ourselves, when we find within our own thought the chasm of an insufficient void, and seek to awaken in all things that are a community with what we experience within ourselves. If we reason, we would be understood; if we imagine, we would that the airy children of our brain were born within another's; if we feel, we would that another's nerves should vibrate to our own, that the beams of their eyes should kindle and mix and melt into our own, that lips of motionless ice should not reply, to lips quivering and burning with the heart's best blood. This is love. This is the bond and sanction which connects not only man with man, but with everything that exists."
 

 

Partager cet article
Repost0
9 mai 2006 2 09 /05 /mai /2006 14:49
 
LES METAMORPHOSES DE L'ETRE
ou Langue, Subjectivité et Ontologie dans l'oeuvre du second Heidegger
 
 
 
- soutenue le Mardi 29 mai 2007 et présentée en mai 2006 dans le cercle doctoral.
- préparée sous la direction de Jean Greisch, Professeur à l'ICP par Cathy LEBLANC
 
            C'est avec un grand plaisir que je présente des aspects du travail dont je dois dire que l'accomplissement m'a beaucoup apporté, tant sur un plan professionnel que personnel et je voudrais exprimer toute mon admiration, étant moi-même professeur, devant le soin apporté par Monsieur Greisch à son travail et à toutes ses corrections. Je lui en suis profondément reconnaissante ainsi qu'à sa grande bienveillance et j'essaie, moi aussi d'apporter à mes étudiants, toute l'attention que j'ai reçue en veillant à leur transmettre cette même aptitude, le sens du dévouement.
 
Introduction
            Cette présentation répond à des questions à la fois théorique, si tant est que l'on puisse parler de théorie chez Heidegger, que pratique en ce qui concerne l'élaboration de la thèse elle-même. En ceci elle n'est pas seulement la présentation d'un travail académique, elle se veut aussi rendre compte de la manière dont naît l'intérêt pour un thème de recherche et de la manière dont on peut le vivre et l'exploiter. J'ai voulu que ces années passées à élaborer une réflexion à partir de l'œuvre de Heidegger, soient aussi une façon de vivre cette réflexion et d'en retrouver les aspects dans la vie elle-même, c'est-à-dire dans la manière de travailler aussi bien que dans les cours que je dispense, par exemple, et j'ai conçu ces articulations comme une sorte d'harmonisation de prolongement de la réflexion. En cela, j'ai pu développer aussi une réflexion pratique sur la philosophie de Heidegger et l'expérience a été au centre de ma façon de vivre ma thèse.
            Le sens de l'adjectif "heideggerien" recouvre cette façon de procéder dans la recherche et, en tout cas, on rencontre cette identité en travaillant le texte, les idées, en les faisant résonner, en se les appropriant. Mais quelle est l'identité que recouvre cette adjectif : "heideggerien" ? Lors du colloque organisé à Cerisy du 27 Août au 4 septembre 1955[1], Heidegger à travers la traduction française de Kostas Axelos, dit qu'il n'y a pas de philosophie heideggerienne. C'est sans doute alors à posteriori que nous pouvons à juste titre parler d'une telle philosophie. Mais pourquoi est-on plutôt heideggerien que platonicien ou aristotélicien ou hégelien ? Je connais des gens qui sont mozartien parce qu'ils jouent Mozart à longueur de décades et font vivre le génie de Mozart dans chacun de leur festival. L'un des aspects de cet adjectif est donc le temps passé avec l'auteur, le penseur, le compositeur, le musicien. Le séjour (Aufhenthalt) est un terme employé volontiers par Heidegger, et qu'il reprendra dans un texte à propos de son voyage en Grèce en 1972. La connaissance d'un auteur nécessite, par suite, que l'on s'arrête dans son oeuvre pour en explorer les multiples aspects et leur coordination. Elle nécessite aussi que l'on connaisse le contexte dans lequel il a produit, c'est-à-dire, l'environnement, le contexte historique et culturel, a foriori quand cet auteur a consacré son oeuvre à la question de l'Être.
 
            C'est dans cette optique que je me suis rendue régulièrement à Fribourg, dans les couloirs de l'université ou sur la place de la Cathédrale l'été où le soir les habitants se rassemblent pour écouter la musique et boire le vin local. A Messkirch, après avoir traversé la forêt noire s'il n'y pas d'orage, l'éclair, le fameux éclair d'Héraclite... Constance, les bords du lac, le foyer Conradin où Heidegger passa sa jeunesse et qui est maintenant une maison de retraite pour des personnes qui ont pu connaître Heidegger dans leur prime jeunesse. Mais le Wuttemberg, c'est aussi la neige, l'hiver et il faut avoir parcouru les sentiers menant aux abords de la Forêt Noire pour comprendre toute la détresse de ce voyageur qui arrive près d' une maison éclairée, chaleureuse, l'hiver. Je pense au poème de Trakl intitulé "Soir d'hiver".
 
Il faut aussi aller à Messkirch voir le musée et les archives tout à fait intéressantes et importantes (on y trouve par exemple une lettre adressée par Heidegger au gouvernement nazi pour demander que le Professeur Husserl puisse rester dans ses fonctions). A Donauschingen on contemplera les fraîches sources du Danube et on pensera à l'Ister, c'est-à-dire non le Danube mais le cours inférieur du Danube. Le terme "Ister" est un terme grec, très proche du mot "Istar" qui en hébreux signifie "Vénus" la déesse et est associé dans cette culture, non au bleu que véhicule J. Strauss dans sa valse, mais à la couleur blanche. Chez Hölderlin, l'Ister est un demi-dieu et figure le philosophe ou le poète.
 
Cet arrière-plan est primordial et l'on ne peut pas comprendre la langue de Heidegger ou sa pensée si l'on n'a pas essayé de se familiariser avec les lieux où il a vécu et avec la culture germanique, voire romaine germanique. Comment comprendre l'importance des dieux si l'on a pas arpenté un musée comme le musée romain-germanique de Cologne ou vu les vestiges de Trèves, sa Porta Negra, et son musée mais aussi la maison de Karl Marx qui passa de nombreuses années en Angleterre en compagnie de son ami Engels et dressera un bilan de la condition de l'homme et de l'enfant au travail dans les manufactures de Manchester dont le père de Engels était propriétaire ? Il m'a semblé que c'était un passage obligé et cela m'a conduite à élaborer un document que j'ai placé en annexe de ma thèse et dans lequel je fais figurer une série de photographies prises au long de mes voyages en allemagne. Voilà pour une partie non négligeable de la méthodologie ou en tout cas du travail de mise en contexte nécessaire à l'accueil de la pensée.
 
1. Explication du titre : "Langue, subjectivité et ontologie dans l'oeuvre du second Heidegger"
 
a) le second Heidegger
            Toute une thèse pourrait être faite et exposée pour répondre à la question de savoir "qui est le second Heidegger". Je renvoie pour cette question à l'exposé que j'avais fait en décembre à la demande du Professeur Greisch et dont le titre était : "Le tournant de 1936-1938: du sens de l'être à la vérité de l'être" et que je distribuerai de nouveau volontiers sur demande.
 
            Deux mots : tout d'abord, tout le monde ne s'accorde pas à parler de deux Heidegger. Heidegger lui-même ne voyait pas de rupture nette dans son oeuvre. Cependant deux orientations pourtant bien différentes l'une de l'autre émergent, partagées par l'intervention ou la découverte de l'Ereignis, l'évènement appropriant. En 1962, dans l'ouvrage intitulé "Heidegger, trhough Phenomenology to Thought", William Richardson définit Heidegger I et Heidegger II, distinction à propos de laquelle Heidegger, qui préfaça l'ouvrage lui dit :
 
"La distinction que vous faîtes entre Heidegger I et II n'est justifiée qu'à condition qu'elle soit constamment présente à l'esprit : ce n'est qu'à travers (by way of) ce que Heidegger I a pensée que l'on a accès au ce-qui-doit être pensé (what is to-be-thought) par Heidegger II. Mais la pensée de Heidegger I ne devient possible que si elle est contenue dans Heidegger II."[2]
 
 
Nous trouvons en 1987, dans La Parole Heureuse trois Heidegger :
 
"Il y aurait ainsi trois grandes phases de la pensée heideggerienne : la découverte et l'élaboration de la question de la signification de l'être, qui va des premières recherches "grammatologiques" sur Duns Scot jusqu'à l'idée d'une analytique existentiale qui serait en même temps une ontologie fondamentale ; une période intermédiaire, plus "métaphysique" de 1929 à 1936, enfin la sortie de la métaphysique, marquée par l'expression "Topologie de l'être" et coextensive de la découverte de l'Ereignis.[3]
 
 
L'une des premières questions méthodologiques a donc été celle de savoir comment nous situer par rapport à ces périodes et dans la mesure où mon questionnement porte surtout sur le rapport de Heidegger au poétique et la manière dont il traduit le sujet de la modernité voire de la post-modernité dans la langue de l'Être, j'ai parlé de la deuxième partie de l'œuvre tout en m'attachant aux spécificités de chacun des moments qui la caractérisent. Ma démarche peut se résumer en la phrase suivante : elle consiste à rechercher la traduction du sujet de la modernité dans la pensée et la langue de l'Être. D'où mon titre : "langue, subjectivité et ontologie dans l'œuvre du second Heidegger".
 
Ma problématique porte sur la manière dont Heidegger transforme ce que j'appellerai "une zone de pensée", à savoir ce que l'on entend par sujet et subjectivité, en une nouvelle zone de pensée gravitant autour de l'idée d'Être, d'une part et, d'autre part, surtout comment à partir de la langue de l'Être, on peut retrouver les contours du sujet, sa dynamique. Cette problématique s'attache tout autant à vouloir comprendre les enjeux de cette transformation pour le lecteur, c'est-à-dire aussi, la nature de l'expérience de pensée qui lui est proposée.
 
Pour aborder cette question, il importe d'avoir présent à l'esprit, un ouvrage fondamental, les Grundbegriffe, à l'étude duquel j'ai consacré mon deuxième chapitre et qui, outre le fait qu'il offre une vue de la structure originale du concept, énonce l'enracinement ontologique du sujet :
 
"Tout homme peut être considéré comme "sujet" dans son rapport aux "objets" auxquels il est confronté. Mais qu'en est-il de ces "sujets" dont chacun peut dire "je" de lui-même, et qui, s'ils sont beaucoup, peuvent dire "nous" d'eux-mêmes ? Ces "sujets" "sont" eux aussi, et il leur faut bien être".[4]
 
 
La pensée passe du statut de pensée du sujet à celui de pensée de l'Être tout en étant adressée à des lecteurs qui sont, dans leur être, fondamentalement sujets opérants, sujets-agents (pour reprendre la terminologie des Philosophical Papers d'Austin), c'est-à-dire qu'ils sont capables de ce qui leur est effectivement demandé comme l'écoute-obéissance, la patience, le respect, l'originalité, etc.[5] Ces qualités vont permettre à ce même sujet de se hisser en direction de l'Être, et il est important de souligner l'expression "en direction de" qui marque une qualité dynamique que l'on retrouve aussi en allemand dans le "fragen nach", là où "nach" exprime la direction, la tension de ce en vue de quoi on pose la question, ce vers quoi l'on se dirige.
 
Cette recherche implique des champs de réflexions tel celui de l'adresse. En linguistique l'adresse concerne la manière dont on formule et dont on confie un dire à quelqu'un. Par exemple les formules de politesse dont la langue française fait grand usage dans ses lettres, entrent dans le champ de l'adresse. Au delà de l'adresse se trouve la dynamique du don. Cette recherche implique aussi, notamment, la question de la référence puisque traduire la langue du sujet en langue de l'Être implique pour le lecteur qu'il fasse évoluer son cadre référentiel, ses capacités de lecture, de compréhension. Penser à partir de l'Être n'a rien d'évident surtout pour la société contemporaine qui est une société très individualiste et marchande pour laquelle le maître-mot est "je". Heidegger condamne d'ailleurs la pensée qui calcule comme une pensée de nature destructrice, ce que l'on comprend, en lisant la une de certains journaux qui dénoncent, par exemple le marché noir d'organes corporels. Il y a fort à faire pour rediriger notre attention et l'attention collective vers des pensées et des actes plus dignes, terme employé dans ces Grundbegriffe de 1941.
            J'ai voulu essayer de comprendre le nouveau statut du sujet dans cette langue de l'Être dans laquelle on ne pense plus à partir du sujet mais à partir de l'Être, comme suite à une contre-révolution copernicienne, parce que moi aussi je suis préoccupée par le devenir de l'individualisme et de l'effritement du sujet, par la disparition de l'égard, de la poésie, par la déshumanisation dont notre société fait l'objet. C'est pourquoi j'ai voulu entrer dans les méandres d'une langue qui pense différemment, pour laquelle l'Être est au cœur de l'humanisme et je renvoie pour ceci à la célèbre Lettre sur l'humanisme  de 1946 dans laquelle on comprend que l'humain ne se pense pas à partir du sujet ou des domaines qui lui sont propres comme l'éthique mais à partir de l'Être. Et on découvre que la poésie peut, elle, constituer une éthique de l'Être, ce que préfigure aussi le texte de la conférence prononcée pour le vingtième anniversaire de la mort de Rilke "Pourquoi des poètes?" (1946).
 
Voilà pour situer mon travail. Pour traiter mon sujet, j'ai travaillé en particulier à partir des oeuvres suivantes, je ne citerai ici que les plus représentatives :
 
* Les Essais et Conférences (textes de 1943 à 1953)
* Qu'appelle-t-on penser ? (1951-1952)
* Questions I,II, III, IV (toute la période)
* Les Beiträge  (1936-38) et un peu Besinnung (1938-1939)
* L'approche de Hölderlin (1940)
* L'Acheminement vers la parole (1950-59)
* Le Principe de Raison (1955-56)
* L'introduction à la métaphysique (1935)
* Les Grundbegriffe (1941)
* Les Hozlwege (1935-1946)
* L'Ister (1941)
* La GA 13 – Aus der Erfahrung des Denkens (1910-1976)
* La Germanie, le Rhin (1934-1935)
notamment.
 
œuvres que j'ai pu comprendre grâce aux ouvrages de Jean Greisch, Jean-François Mattéi, Daniela Vellega-Neu, pour n'en citer que quelques uns, aux thèses que j'ai lues et aux débats auxquels j'ai pu prendre part lors des colloques et en particulier lors de la North American Heidegger Conference où j'ai eu le grand plaisir de partager deux années de suite, mon travail tout en ayant la possibilité de dialoguer avec de grands spécialistes de Heidegger.
 
Mais, j'ai aussi étudié beaucoup d'ouvrages périphériques de linguistique ou de philosophie. Par exemple, Ricoeur, Gadamer, Austin, Lakoff et Johnson, Prince, Garman mais aussi Gilbert Ryle pour son concept of Mind.
 
b) "langue, subjectivité et ontologie (dans l'œuvre du second Heidegger)"
            La question de la subjectivité et du sujet, de ce qui le constitue est une question fondamentale car elle permet de comprendre l'œuvre de Heidegger dans le prolongement de la modernité. Toute l'histoire de la philosophie a contribué à construire le sujet. Témoin de cet intérêt également, la naissance et le développement de la psychanalyse, de Freud à Lacan. Et Heidegger ne sera pas exclu du champ de la psychanalyse puisqu'une école de pensée psychanalytique menée par Ludwig Biswanger élabore à partir de la Daseinanalyse la possibilité de comprendre l'homme malade.
            La question du sujet est belle et bien présente chez le premier Heidegger à partir du Dasein. J'aimerais citer le très beau travail de François Raffoul intitulé "A chaque fois mien" et, dans la version américaine co-traduite avec David Pettigrew "Heidegger and the subject". Dans cet ouvrage François Raffoul pose la question du sujet Heideggerien en le confrontant au statut que lui accorde l'histoire de la philosophie avec Descartes ou Kant, par exemple. A titre indicatif, il fait se rencontrer le sujet de la philosophie pratique de Kant et le Dasein autour de la notion de dignité :
 
"Respect thus reveals the dignity of the person, through which man "gives [him]self to [him]self." This dignity, as we know, lies in the fact that man never exists merely as a means, but as an end (that is, as absolute, priceless value), precisely to the extent that, in the feeling of respect, he gives himself to himself and belongs to himself as responsibility for himself. "[6]
 
            Or nous retrouvons cette même dignité hautement louée dans les Beiträge. Elle constitue presque l'un des objectifs à attendre par un certain type de méditation, un certain type de savoir et la langue de l'Être devrait permettre d'atteindre cet état. On trouve dans toute réflexion sur le sujet heideggerien dont on peut pas dire qu'il s'agisse d'un non sujet, une dimension pratique inévitable qui est le fait des Beiträge et de Besinnung, mais aussi de textes comme "Sérénité" prononcé pour le 175ème anniversaire de naissance de Conradin Kreutzer. C'est en ce sens que j'ai employé le terme d'utilité car il est indéniable qu'un service se dispense à travers toute l'écriture heideggerienne et que, selon la première phrase de la Lettre sur l'Humanisme :
 
"Respect thus reveals the dignity of the person, through which man "gives [him]self to [him]self." This dignity, as we know, lies in the fact that man never exists merely as a means, but as an end (that is, as absolute, priceless value), precisely to the extent that, in the feeling of respect, he gives himself to himself and belongs to himself as responsibility for himself. "[7]
 
 
c) Comment je me suis préparée à travailler sur ce thème
            A l'issue de mon DEA de philosophie sur l'analyse que fait Heidegger de l'Andenken, j'ai senti que la langue de l'Être n'allait pas de soi et il m'est apparu que maintes de ses modalités ressortaient en fait d'un mécanisme subjectif. J'ai également été très interessée par les réactions que j'ai pu recueillir quant à la lecture du texte heideggerien, qu'elles soient orales, qu'on me les confie ou qu'elles soient l'objet de théorisations ou d'explication comme c'est le cas dans l'ouvrage de Robert Cumming[8] que George Steiner avait eu la gentillesse de me recommander. Ces deux questions n'ont cessé de me hanter. Pourquoi fallait-il parler la langue de l'Être pour remédier à son oubli, d'une part et, d'autre part, pourquoi la quête d'une langue de l'Être et le questionnement de ses présupposés pouvaient-ils provoquer chez certains lecteurs un trouble, une gène, un refus aussi catégorique que cela fut exprimé lors de multiples manifestations autour de l'œuvre de Martin Heidegger. Pourquoi cette œuvre suscitait-elle des réactions aussi vives ?
            A n'en point douter, elle touchait à quelque chose d'essentiel chez le sujet-lecteur, mais quoi ?
            Cette langue m'intriguait et j'ai voulu l'analyser, essayer de la comprendre car j'ai également été formée à la linguistique anglaise et américaine, à la traductologie –et les problématiques dans ces champs linguistiques sont très proches de celles que je développe dans ma thèse. D'autre part, j'ai étudié, à l'Université de Colchester en Angleterre, la psycholinguistique, c'est-à-dire la manière dont la langue est formée dans l'esprit, ce qui m'a permis de procéder à une analyse discursive de la parole heideggerienne. Enfin, les enseignements de musique et musicologie que j'ai reçus m'ont sensibilisée à la notion de disposition, de Stimmung, d'expressivité et m'ont menée à m'intéresser à Conradin Kreutzer, le compositeur de Messkirch dont parle Heidegger dans Gelassenheit et où il donne deux définitions essentielles de "la pensée qui calcule" et de "la pensée qui médite".
            C'est entourée de cette interdisciplinarité que j'ai abordé l'œuvre du second heidegger.
            D'autre part, j'enseigne la civilisation anglophone à l'Université de Lille 3 depuis huit ans et je suis particulièrement sensible à ce à quoi donne lieu l'évolution économique de la mondialisation, mes étudiants étant étudiants en science sociales, de gestion et ressources humaines. Et la question de l'Être et de la langue est bien au centre de notre travail commun. J'ai à cet égard reçu le Professeur Pettigrew pour une conférence sur la mondialisation après la traduction de l'œuvre de Jean-Luc Nancy intitulée "Création du monde ou mondialisation".
            Ceci pour expliquer l'approche et la curiosité que j'ai pu avoir pour l'œuvre de Heidegger et le titre de ma thèse résulte de cet intérêt disciplinaire et interdisciplinaire auquel j'ai souhaité m'adonner. Réfléchir sur le rapport entre langue, subjectivité et ontologie ce fut réfléchir en fait sur le statut linguistique du sujet dans la langue de l'Être. Je me suis attachée à en dessiner les contours énonciatifs et à comprendre les mouvements de va-et-vient entre la langue du sujet –langue de la philosophie moderne et des sociétés occidentales, et la langue de l'Être –langue de la philosophie antique et des sociétés orientales ce dont on a une parfaite illustration dans Le livre du thé de kakuzo kakura.[9] qui parle déjà de l'être-au-monde :
 
 
livre, qui fut écrit en 1909;
 
J'ai qualifié les mouvements allant d'une langue à l'autre (la langue du sujet à la langue de l'être) de translation, au sens mathématique du terme car il y a un mouvement d'un lieu à un autre, d'une part et que, d'autre part, le terme "translation" est précisément le terme qui désigne la traduction en anglais. Je les ai ensuite qualifié de "transposition", ce qui permet d'intégrer la dimension musicale de l'harmonie et de faire un clin d'oeil à Pythagore qui est sans doute le trait d'union entre l'Orient et l'Occident, harmonie présente dans le Quadriparti.
 
 
2. Méthodologie et problèmes méthodologiques
 
a) Choisir sa position par rapport à certains problèmes ou questions délicates.
 
            S'il est une question délicate quand on parle de Martin Heidegger, c'est de savoir ce dont on veut parler, d'une part, tant l'œuvre est immense et riche mais c'est aussi de savoir à quel discours parlant de sa vie on peut faire confiance. L'une des première difficultés auxquelles je me suis heurtée fut d'abord celle de la confiance. Qu'est-ce à dire ? Cette confiance est à double titre.
 
 
1.Tout d'abord elle concerne la crédibilité que l'on peut attribuer aux commentaires, aux analyses ou aux philosophes qui ont bâti leur édifice sur des fondements heideggeriens. En effet on distingue très vite dès les premières lectures des commentaires deux tons très différents. Un ton qui cherche à comprendre les méandres d'une pensée originale mais qui peut, bien sûr en poser les limites ou formuler des critiques, ce qui est normal en philosophie. On trouve aussi un autre ton, plus dissonant et dont les excès vont jusqu'à la diffamation et au mensonge. On détecte facilement les gros mensonges car quelque chose grince dans la manière dont ils sont formulés. On détecte moins facilement les petits mensonges insidieux. Les premiers commentaires s'attacheront surtout à l'œuvre du penseur. Ils comprendront ce que l'on nomme "l'engagement de Heidegger" comme son erreur. Les seconds se cantonnent plus volontiers à la vie du philosophe sans vergogne allant parfois jusqu'à l'écrire eux-même ou le formuler eux-mêmes si les propos sont à l'oral et quand je vois quelqu'un en train de parler de Heidegger en bavant de haine, et ceci n'est pas une image, je l'ai vu lors d'un colloque à la BNF je comprends que je ne peux pas faire confiance à un discours ainsi tenu, qu'il n'est pas objectif.
 
2. La position à tenir concerne aussi, naturellement, Heidegger lui-même, son œuvre et la manière dont on peut s'ouvrir à son œuvre. L'une des questions que je me pose quand je commence à lire un auteur, pas simplement un philosophe mais aussi un écrivain, c'est de me demander en quoi et si cet auteur me fera progresser sur mon chemin personnel, si je sortirai grandie de la lecture et de l'étude de cet auteur. Il me reviendra à l'issue de cette présentation d'essayer de répondre un peu à cette question mais je crois y avoir déjà répondu en partie par la manière dont je trouve à vivre ma thèse ou vivre ma recherche.
 
b) Points d'ancrage
            Parler de la langue de Heidegger, c'est comprendre un enjeu philosophique qui n'est pas que philosophique. La structure de la langue heideggerienne est telle qu'elle suscite des réactions inhabituelles, ce que j'ai appelé "trouble", un peu plus tôt et qui n'est autre que le véritable fondement d'une nouvelle expérience de pensée. L'expérience de pensée commence à partir du moment où je m'étonne. dans la tension de cet étonnement, je m'ouvre à la pensée qui m'est exposée. Expérience et étonnement forment ici un couple indissociable et sont directement adressés au sujet-lecteur pour qu'il traduise son monde subjectif en un monde de l'être.
L'étonnement appartient à l'histoire de la philosophie. Il est, chez Platon, ce (thaumazein) avec quoi naît la philosophie et chez Aristote[10], la condition de son exercice. Mais l'étonnement auquel nous sommes confrontés ici n'est pas du même ordre et mérite que l'on cherche à comprendre son fonctionnement. , la condition de son exercice. Mais l'étonnement auquel nous sommes confrontés ici n'est pas du même ordre et mérite que l'on cherche à comprendre son fonctionnement.
Le texte heideggerien constitue un domaine de sens original auquel on n'accède pas d'emblée. Toutes les impressions, toutes les manières dont on a pu en parler témoignent d'une écriture de la médiation, d'une écriture qui requiert de la part du lecteur un travail d'interprétation ou de compréhension, un type de questionnement qui lui soit approprié. George Steiner justifie ce que nous pouvons nommer cette "résistance du texte" ou cette "pudeur"[11], par la structure de l'Ereignis, l'adéquation entre le style et l'évènement qu'il constitue, c'est-à-dire l'apparition de l'Être ou sa donation dans la présence., par la structure de l', l'adéquation entre le style et l'évènement qu'il constitue, c'est-à-dire l'apparition de l'Être ou sa donation dans la présence.
Il reste qu'il y a un seuil faisant passer de l'extérieur à l'intérieur et permettant également de repasser de l'intérieur à l'extérieur, là où l'intérieur figure la familiarité avec le texte, la proximité, l'habitation, la possibilité de le faire parler et l'extérieur, la différence, ce à partir de quoi la compréhension classique s'ordonne.
Ce seuil est en partie contenu dans ou proposé par la matérialité textuelle mais il est surtout et doit de toute manière être construit par le lecteur qui désire découvrir la profondeur de cette pensée, en s'immergeant, puis en prenant distance, en méditant. Nous pouvons nous figurer quelque chose comme une entrée (Eingang), un vestibule dans lequel on pénètre, celui sans doute de la maison de l'Être, métaphore construite par Heidegger pour désigner la langue et il faudrait presque, pour y entrer ôter ses chaussures comme pour signifier le respect que nous observons. A titre indicatif, je rappellerai que dans des sociétés traditionnelles comme celle du Nord de la France d'où je viens, au siècle dernier, on se déchaussait pour entrer dans une maison et qu'à l'école les enfants portaient des pantoufles. pour ne pas salir les parquets cirés. Clin d'oeil à la langue espagnole où salir veut dire "sortir". L'entrée était matérialisée par le respect.
 
Nous posons à présent la question de cette "matérialité" textuelle ou "relief stylistique" pour nous demander de quoi il se compose et ce qu'il recèle. A cet égard, George Steiner[12] tient les propos suivants : tient les propos suivants :
 
"Le jeu pratiqué par Heidegger sur la vie cachée des mots, sa cadence rythmée, son emploi de la métonymie, où des attributs concrets tiennent lieu d’entités abstraites et où des segments abstraits représentent ou réalisent un tout concret, semblent devenir simultanément transparents et hypnotiques, comme une profondeur vue à travers un écran de lumière ou une eau éclairée."
 
En quoi consiste cette vie cachée des mots ? Il faut percevoir le sens au-delà des mots[13], la cadence même de la prose heideggerienne. On est surpris par l'emploi de la métonymie, par les glissements ou intervertissements concret/abstrait dont la combinaison produit ce que nous avons voulu nommer le voile de la pudeur, conférant au texte une fonction de protection de ce qui lui appartient en propre, d'intime (Innigkeit) et ouvrant sur la profondeur de l'Être., la cadence même de la prose heideggerienne. On est surpris par l'emploi de la métonymie, par les glissements ou intervertissements concret/abstrait dont la combinaison produit ce que nous avons voulu nommer le voile de la pudeur, conférant au texte une fonction de protection de ce qui lui appartient en propre, d'intime () et ouvrant sur la profondeur de l'Être.
La phrase de George Steiner n'est pas sans évoquer la conception heideggerienne de la vérité où se mêlent précisément patent et latent. L’organisation des catégories de sens chez Heidegger, c'est-à-dire son vocabulaire (1.3. La singularité du vocabulaire heideggerien), sa manière de faire sens, prend un tour particulier qui requiert de la part du lecteur un exercice l’amenant à reconnaître la manière dont le sens est finalement posé.
 
Sur quoi tout ceci repose-t-il ? Pour comprendre les effets de sens provoqué par l'écriture heideggerienne, il faut poser la question linguistique mais qui deviendra philosophique de la linéarité :
C'est la linéarité discursive qui ferait se suivre les entités d'un thème uniquement concret ou uniquement abstrait, est prétendue, comme imposée, telle une fantaisie, un ornement dans les partitions de Kreutzer. Il y a projection du concret sur l'abstrait et le seuil entre les deux n'est pas véritablement définissable. La rupture de linéarité s'effectue au niveau de la syntaxe comme au niveau sémantique ou pragmatique. Le contraste entre concret et abstrait constitue une rupture de linéarité sémantique. La distorsion syntaxique aura lieu dans les oeuvres tardives de Heidegger, en particulier dans ses poèmes. Or, nous savons par une phrase qui est énoncée dans Etre et Temps et qui se prolonge dans l'Acheminement vers la parole que "pour atteindre la vérité de l'Être, il faut se libérer des liens de la grammaire". Celle-ci est alors comparable à toute structure réduisant le champ de l'Être. Par suite il faut lire les ruptures de linéarité comme "possibilisation" d'expression de l'Être et établissement d'un relief créateur d'étonnement, ouverture sans laquelle ne pourrait avoir lieu l'Ereignis.
            Une nouvelle norme est créée qui requiert de la part du lecteur, qu'il "prenne avec lui" ce nouveau relief et le fasse sien, s'appropriant ainsi à l'Être, s'accordant à l'Être.
            Le traitement de la subjectivité résultera de l'étude des mouvements sémantiques, syntaxiques, pragmatiques, de la projection des traits de la subjectivité sur l'Être lui-même. Voilà pour les points d'ancrage.
 
c) Connaissance du "monde grec"
            Pour effectuer ce type d'étude, il faut absolument se familiariser avec le monde grec. On ne peut pas faire un travail sérieux sur Heidegger et en particulier sur la langue de l'Être sans s'être d'abord confronté à la sémantique des présocratiques, à leur pensée, à leur culture. Mais il faut aussi connaître Aristote et Platon et toujours réfléchir précisément sur leur contribution à la pensée de Heidegger, sur leur apport à la langue de l'Être.
 
Outre les séminaires que j'ai suivi de nombreuses années au centre de recherche philologique du département de langues anciennes de l'Université de Lille 3, j'ai utilisé deux ouvrages très précieux que j'aimerais recommander:
 
Kirk, Raven, Scoffield, Les philosophes présocratiques, trad. française par Hélène-Alix de Weck, Paris, Cerf, 1995
Paul Dumont, Eléments d'histoire de la philosophie antique, Paris, Nathan, 1993.
 
d) La question des migrations conceptuelles
            En mobilisant des domaines b,c,d pour service un domaine a, deux façons de procéder se présentent :
                        1) ou bien on se sert du domaine pour apporter des informations complémentaires
 
                        2) ou bien on s'en sert pour transférer un domaine de sens sur un autre domaine de sens. Dans ce cas, on parle de "migration conceptuelle".
 
            J'ai plutôt opté pour le premier cas de figure. La difficulté fut alors de ne pas parler en terme linguistique, ce que j'ai pu faire dans certains articles ou dans mon mémoire de DEA de linguistique anglaise et américaine. Il m'a fallu constamment développer une écriture qui soit exclusivement une écriture de la philosophie et en quelque sorte développer deux personnalités, deux aptitudes distinctes.
 
e) Les définitions à élaborer
Tout d'abord, on ne parler véritablement de "définition" chez Heidegger. Son approche n'est pas tant académique que méditative ou poétique et l'on pourrait le comparer, à cet égard, à un peintre impressionniste qui procède par touche ou à un poète qui dit en évoquant. Il y a un peu des deux chez Heidegger, même si l'on trouve des cours structurés.
Essayer de comprendre ce que recouvre un terme fondamental, requiert, par suite, de se l'approprier, de l'imaginer, de le décrire tel un coucher de soleil sur le temple de Delphes qui enverrait chaque jour des lueurs différentes. Il y a de l'insaisissable chez Heidegger et dans l'Introduction à la métaphysique , l'auteur insistera particulièrement sur cet aspect. La position à adopter par rapport à cet insaisissable est ce qu'il y a de plus difficile à atteindre. Pourquoi ? Parce que l'insaisissable, par définition est ce qui semble fuire toujours, échapper à la saisie. Or, c'est précisément dans cette tension que Heidegger installe, nomme, suggère l'attitude ou les attitudes qui seules permettront d'accéder à un mode de penser authentique. Il s'appuie sur la poésie comme dans Acheminements vers la parole ou sur le discours comme dans les Beiträge. On pourra comprendre ce dont il est question dans cette tension, dans cette insaisissabilité en relisant les poèmes d'Edgar Allan Poe qui exprime son impossible quête du bonheur.
Cet insaisissable, nous le retrouvons comme fondement de zones majeures de réflexion. Par exemple au niveau de la définition. Heidegger semble gommer ce qu'Antoine Culioli, linguiste, nomme les seuils sémantiques, c'est-à-dire ce qui caractérise d'une certaine façon la finitude des traits sémantiques d'un terme. Heidegger ouvre ces limites dans l'art de l'évocation, dans la remontée vers l'origine qui se traduit dans la conférence sur La Chose par une remontée vers les quatre causes aristotéliciennes. Cette remontée est parallèle aux remontées vers l'origine que l'on trouve par exemple dans l'Ister. et l'ensemble des mouvements présents dans l'oeuvre du second Heidegger requiert une attention toute particulière car elle constitue la respiration de la pensée, la réprésentation, d'une certaine façon de la vie de l'Être, de la vie dans l'Être car l'Être se meut.
Terme connexe à celui de définition : le concept. De la même manière qu'étant ouverte, la définition prend une définition nouvelle, ouverte, plus libre, le concept n'est pas comparable à ce que l'on entend par concept chez Kant ou dans tout dictionnaire des termes philosophiques. En effet, un même concept peut recouvrir un terme et son contraire. J'ai parlé de concept en panorama. La pensée dans le concept voyage, effectue, ce qu'en linguistique on nomme des "balayages". Le concept est mouvant et de ceci nous trouvons une parfaite illustration dans les Grundbegriffe, GA 51 (1941).
 
3. Les difficultés qu'il fallait repérer
 
a) Les positions à adopter
La position indique dans la technique pianistique mais aussi dans le jeu de tout autre instrument, la manière de se tenir, le se-tenir qui permettra de rendre l'œuvre, de la remettre au public avec fidélité mais aussi avec soi-même et son interprétation. Seule la bonne position permet de ne pas casser un mouvement capable de rendre l'émotion, de la remettre intacte aux mains du public. Elle seule pourra garantir la plus grande dignité et le plus grand respect possible. Elle seule aussi protégera le musicien des déformations qu'une mauvaise position pourrait engendrer, chez le pianiste, par exemple tout type d'asymétrie dorsale.
            Cette position se dédouble pour l'étude qui nous occupe. Elle reste bien concrète tout en devenant métaphorique : il faudra comprendre comment lire l'œuvre et accéder à la signification de celle-ci tout en respectant les contraintes qui viennent d'être évoquées au niveau moral car la bonne position pour lire Heidegger est aussi une position morale où, vus les conflits qui ont entouré cette œuvre et qui, fort d'une certaine bassesse, n'ont ni pour vertu d'élever l'âme, ni d'épargner à plus d'un, peine ou humiliation, ce que l'on comprend en lisant le magnifique ouvrage de Dominique Janicaud intitulé Heidegger en France et qui est écrit avec la voix de l'authenticité. Je pense naturellement en particulier au cas d'Emmanuel Martineau
 
 
 
b) le statut de la connaissance dans l'œuvre de Heidegger
cf. à ce sujet + l'amical et les modalités ontologico-affectives, témoins de la translation subjective. (à titre indicatif)
 
4) Explication du titre poétique
J'ai choisi comme titre "La Métamorphose du papillon" pour plusieurs raisons. Tout d'abord le terme de métamorphose m'a semblé correspondre à la transformation subjective qu'opère Heidegger tout au long de son oeuvre et recouvrir l'intégralité de cette œuvre si l'on considère le noyau germinal du Dasein, ses structures fondamentales, ses possibilités, l'amplitude du jeu qu'il lui est donné d'activer et comme accomplissement, l'ouverture poétique scellée par l'Ereignis, préparée petit à petit et parfaite –du verbe parfaire- dans la seconde partie de l'œuvre.
 
En pensant "métamorphose", j'ai aussi pensé aux métamorphoses d'Ovide, à ses chants. J'avais eu l'occasion de travailler à la flûte traversière sur Six Métamorphoses d'Ovide de Benjamin Britten et en cherchant au fur et à mesure de mes répétitions, la juste expression, j'avais éprouvé l'expérience de la transformation. En particulier en jouant "Pan", je m'étais dit qu'il représentait véritablement l'insaisissabilité dont l'Être semblait faire l'objet chez Heidegger, d'autant plus insaisissable que l'une d'entre elle, "Pan" ne comporte pas de mesure à l'armure de la clef. Nous ne sommes donc plus dans une pensée qui calcule. Le tempo est comme libre et le moment de l'insaisissabilité est exprimé par la répétition d'une même note, c'est-à-dire que la différence disparaît, l'identité dans ses aspects les plus variés, les plus vivants, les plus riches. Seul subsiste ce la dièze dans une tonalité en la majeur.
 
J'ai aussi pensé à la fameuse Verwandlung kafkayienne qui transforme un employé des Postes en un affreux cafard prisonnier de son existence, de son lit et la métamorphose que peut produire sur un être humain, un mode d'existence est à prendre très au sérieux. Moins le respect, l'admiration, la considération, la commémoration, la reconnaissance font partie du quotidien d'une population, plus cette population perd son humanité. C'est précisément cette humanité que Heidegger veut rendre à l'être humain en le faisant passer du rang de sujet humain à celui d'être humain à travers la traduction ontologique, ce qui est parfaitement expliqué dans La lettre sur l'humanisme qu'écrit Heidegger en 1946, en réponse à une lettre qu'avait rapidement griffonnée un jeune étudiant, sur le bord d'une table de café parisien, je veux parler de Jean Beaufret. Je renvoie pour ceci au très bel ouvrage de Dominique Janicaud Heidegger en France où figure de façon très objective tous les détails de la réception française de Heidegger.
 
Pourquoi avoir voulu parler du papillon ? Ici aussi pour plusieurs raisons. Tout d'abord, j'ai en tête, une phrase de Paul Ricoeur parlant de la traduction :
 
"Les phrases du monde entier flottent entre les hommes comme des papillons insaisissables."[14]
 
 
et cette phrase me semble parfaitement traduire l'insaisissable saisissabilité de l'Être dans la partie de l'œuvre qui m'a occupée. Je citerai ultérieurement, un ouvrage oriental tout en résonance avec cette évocation poétique. Je vous remercie de votre attention.
 
 
Pour toute question, il est possible de me contacter à l'adresse suivante :
cathy.leblanc2@wanadoo.fr
 
 
 
 


[1] Dominique JANICAUD, Heidegger en France, Paris, Albin Michel, 2001, p.154.
[2] William RICHARDSON, Through Phenomenology to Thought, Fordham University Press, New York, 2003, p.xxxii-xxxiii.
[3] Jean GREISCH, La parole heureuse, Paris, Beauchesne, 1987, p.23.
[4] Martin HEIDEGGER, Concepts Fondamentaux, trad. Pascal David, Paris, Gallimard, 1985, p.46.
[5] Jean-Louis CHRETIEN, Saint Augustin et les actes de parole, Paris, Puf-Epiméthée, 2002.
[6] François RAFFOUL, Heidegger and the subject, transl. David Pettigrew and Gregory Recco, New York, Humanity Books, 1998, P.119.
[7] Martin HEIDEGGER, Questions III et IV, "Sérénité", Paris, Tel-Gallimard, 1990, p.68.
[8] Robert Denoon CUMMING, Phenomenology and Deconstruction, Chicago, Chicago University Press, 1991.
[9] Kakuzo Okakura, Le livre du thé, Paris, Payot et Rivage, 2004
[10] ARISTOTE, Métaphysique, Paris, Vrin, 1991, p. 10-11 (A, 2,2, 983a) :"Le commencement de toutes les sciences, avons-nous dit, c'est l'étonnement de ce que les choses sont ce qu'elles sont : telles les marionnettes qui se meuvent d'elles-mêmes, aux regards de ceux qui n'en ont pas encore examiné la cause".
[11] Ce terme me paraît évoquer le voile, l'opacité de façon adéquate.
[12] George STEINER, HEIDEGGER, Paris, Champs Flammarion, 1981, p. 23.
[13]Cf. Pierre CHASSARD , Heidegger, Au-delà des choses, Verlag A.Thomas, 1993.
[14] Paul RICOEUR, sur la traduction, Paris, Bayard, 2005, p.55.
Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : Enjeux métaphysiques
  • : Blog de Cathy Leblanc, professeur en philosophie à l'Institut catholique de Lille. Thèmes de recherche : la barbarie et la déshumanisation, la phénoménologie heideggerienne. Contact : cathy.leblanc2@wanadoo.fr Pas d'utilisation de la partie commentaires pour avis publicitaire svp.
  • Contact

Réflexions sur la déshumanisation

Recherche