Le week-end dernier se tenait à Paris, une assemblée des anciens déportés de Mauthausen. Bien que travaillant à la traduction d’un ouvrage relatif au mode opératoire du camp de Mauthausen et de ceux, annexes de Gusen et St Georgen, je n’avais encore rencontré ces déportés. Je me demandais en quoi ils différaient des déportés de Buchenwald que je connais bien maintenant. Une différence dans la souffrance vécue peut-elle avoir un sens pour l’existence qui suit : comment cette différence l’affecte-t-elle ? Tout prend d’abord forme autour de questions d’organisations de voyages, d’exposition, … on parle de la trésorerie, on parle des fonctions des uns et des autres et tout cela constitue la logistique du travail de mémoire. Précisons à cet égard que ce travail de mémoire n’est pas similaire aux célébrations que l’on peut organiser pour marquer des journées historiques et cela sera le cas tout prochainement pour le 14 juillet qui rappelle la prise de la Bastille et incarne la victoire du peuple sur la monarchie ou symbolise les fondements de la démocratie. En effet, les célébrations qui ont lieu, mais aussi les voyages, les conférences, la rédaction d’ouvrages, les congrès, le savant tissage d’une pensée commune entre les personnes travaillant aujourd’hui sur les lieux d’anciennes tortures pour en faire des mémoriaux et celles qui ont souffert sur ces lieux, tout cela ne s’apparente pas aux cérémonies du 14 juillet ni même à celle de la première guerre mondiale. La raison est simple, c’est qu’un petit millier d’anciens déportés sont toujours vivants. Le travail de mémoire ainsi conçu s’appuie donc aussi sur la volonté d’un accompagnement et d’une solidarité. Faire corps.
Quand on pratique le travail de mémoire, on est avec ceux qui ont souffert et, comme dans les assemblées familiales où l’on écoute un grand-père, une grand-mère qui a « beaucoup d’expérience » on se trouve d’abord en situation d’écoute et de respect. Et la parole de ceux qui ont vécu le pire n’est pas comme d’autres paroles. On dirait qu’elle contient une profondeur qui a sondé l’être, qui a fait l’expérience de l’impossible et que pour cela, elle énonce des vérités frappées d’une authenticité qui désarçonne.
En entrant dans la salle de restaurant, un ancien déporté commence à me parler pour me dire qu’il ne croit plus en Dieu, que ses parents étaient juifs ashkénazes : « vous savez, ceux qui portent les cheveux en boucles de chaque côté du visage » me dit-il. L’insistance que mettait ce monsieur sur la mise de ses parents devait indiquer à quel point ils devaient être croyants et combien lui-même enfant l’était aussi. C’est alors qu’il me dit que Dieu n’était pas à Mauthausen. « Il n’était pas là et je connais même des gens qui sont partis en chambre à gaz, convaincus qu’il allait intervenir et les sauver et que les choses n’iraient pas jusqu’au bout. » Ces personnes, on s’en doute, ont subi la solution finale et ne sont pas revenues. Dieu n’est pas intervenu…
Après cette discussion, j’ai beaucoup ressassé cette phrase « Dieu n’était pas là »…en me demandant ce qu’elle pouvait bien vouloir dire. En même temps, je prenais conscience du lien que l’on fait souvent entre le mode de présence divin et le mode de présence humain. Il est clair qu’ici Dieu se comporte à la manière d’un être humain qui peut être là où il le doit au moment opportun. Dieu à la façon d’un être humain que l’on estime garant d’une certaine vérité. A la manière d’un être humain il peut empêcher de mauvaises choses, s’interposer… protéger ses paires…faire acte de bravoure… posséder du courage, être éthique. Mais, dans cette pensée, Dieu a figuré son absence. Il n’a pas répondu à ses obligations et n’a pas secouru les hommes victimes de barbarie. Dieu se devait ainsi d’être là où se produisait quelque chose de grave et l’empêcher. Alors, puisqu’il n’était pas là, eh bien on abandonne la religion. « Je suis même devenu athée, me dit-il comme pour exprimer la force et le sens d’une conversion. « Et mes enfants et petits enfants sont aussi athées ». Le mot « athée » prononcé ainsi semblait être le nom d’une autre religion. Quelque chose ne s’est pas produit, alors on se convertit. Dieu sera bien puni d’avoir manqué à ses devoirs. Il est impardonnable. Il faut le laisser tomber et l’abandonner comme il nous a abandonné : Dieu n’est plus mon ami et je ne compte plus sur lui. Comme dans le domaine de l’impossible, on ne peut le croire et pourtant on a besoin de croire d’où la représentation de l’athéisme comme une forme de religion avec sa pratique bien ordonnée.
Plus loin, dans cette salle de restaurant se trouvent les tables des espagnols. Il faut savoir que la question de la déportation n’est pas réductible à la question de la Shoah. Si beaucoup de juifs furent sacrifiés dans les camps, d’autres nationalités et obédiences l’ont été également : ainsi les communistes, les résistants, ceux qui menaçaient le régime nazi dont beaucoup d’allemands, les handicapés : tout enfant handicapé devait disparaître, les homosexuels, beaucoup de religieux, des républicains espagnols, des soviétiques, européens mais aussi américains, canadiens et la liste est très très longue. L’une des personnes de ces tables est le petit fils d’un déporté et il a réalisé un film pour poser ses questions et montrer au monde ce qui passe affectivement pour la descendance de la déportation. Ainsi, si le travail de mémoire est un accompagnement des déportés, il concerne tout également la descendance de ces déportés. On souffre de savoir qu’un proche souffre. On souffre de savoir, tout simplement, que quelqu’un souffre et il importe de répondre à certaines questions et d’accompagner les personnes dans leur questionnement afin de ne pas les abandonner dans leur souffrance à une insigne solitude. Voilà le sens de l’avenir proche. L’avenir plus lointain du travail de mémoire, de la prise en charge de l’humain dans sa dignité, dans respectabilité, dans son intégrité reste toujours encore à écrire.