La résistance dans les camps, la menace et la liberté psychique
Le musée de la résistance de Bondues, dans le Nord, près de Lille, offre en ce moment une passionnante exposition sur le thème de la résistance dans les camps. On y montre et on y explique comment elle s’organisait, ce qu’elle supposait, mais aussi le danger supplémentaire auquel s’exposaient ceux qui avaient l’immense courage de vouloir lutter, en situation d’extrême menace, contre le système qui les contraignait aux conditions que l’on sait.
Et puisque je suis philosophe, ma question sera métaphysique ou existentielle : comment ces déportés, dans l’état où ils se trouvaient réduits, pouvaient-ils disposer d’une liberté psychique suffisante pour penser la lutte contre un système qui les privait de leur humanité, c’est-à-dire non seulement de leur liberté d’action, de leur liberté physique mais aussi de leur liberté psychique puisque la menace de l’exécution devait nécessairement entraîner l’obsession : une pensée obsédante, planant comme une ombre au dessus de leur vie : « la trouille, la vraie ». Ceci nous amène aussi à nous demander quel rapport les déportés entretenaient vis-à-vis de la peur quand la peur vient modifier fondamentalement la temporalité et qu’elle installe le sentiment que quelque chose est « insupportable » et, par conséquence aussi l’ennui profond (cf. Heidegger sur la définition de l’ennui).
Je me demande donc comment ils réussissaient, par exemple, à dessiner tel Boris Taslitzky dont les dessins portent le sceau d’une patience sans limite : ce ne sont pas de simples esquisses dessinées à la hâte mais des dessins soignés, précis, allant rechercher en autrui, chez l’autrui en souffrance, l’expression qui le caractérise essentiellement pour l'éterniser. On dispose ainsi d’un dessin intitulé « attitude d’un camarade dont le moral baisse ». Je ne peux dire à quel point je suis interpellée par ce dessin dans la mesure où, étant lui-même sous le joug d’une menace infernale, Boris Taslitzky réussit néanmoins à regarder autrui, à éprouver pour lui de la compassion, et surtout à rester attentif à tout signe qui risque de le mener au trépas, si rien n’est fait pour soutenir le dit camarade. Il réussit aussi, nous ne pouvons en douter à éprouver le plaisir de l’application dans le soin qu’il place dans ses dessins.
Lors d’une rencontre avec l’Association Buchenwald, Dora et Kommandos, j’avais écouté des bribes d’explication, de souvenirs, et ceux qui se nomment eux-mêmes « les déportés » parlent toujours de leurs souvenirs, un peu comme si eux aussi portaient la marque de l’obsédante présence de la menace qui les accompagnait, obsession contre laquelle ils ne peuvent lutter. La seule possibilité dont ils disposent est d’être forts, et de transformer le souvenir obsédant en témoignage, en travail utile. Ceci me fait aussi comprendre que l’essence de la menace est sans doute l’obsession : une présence qui vient occulter le présent par ce qu’elle représente. Et ceci me rappelle également une réflexion que j’avais développée à propos de l’ostinato à la main gauche dans le Prélude à la goutte d’eau de Chopin lors d’une conférence-concert que je donnais en mars sur demande de collègues psychologues et psychanalystes sur le thème de la douleur. J’avais conclu ou suggéré que cet ostinato à la main gauche représentait justement l’obsédante présence de la douleur et qu’il s’opposait en tout et pour tout à l’ostinato méditatif que l’on peut retrouver dans les préludes et fugues de Bach, notamment.
La question est donc celle du rapport à la menace. J’utilise ici le pronom personnel de première personne par référence au « moi » : comment puis-je protéger « mon » espace intime, ce que l’on appelle communément « mon » jardin secret face à une menace qui, dans le cas de la déportation, porte les stigmates de la destruction ? Comment devient-il possible de se concentrer sur un dessin, sur l’attention qu’on prête à autrui, sur ce qui constitue ses dons, sa personnalité, quand on est fondamentalement menacé en son être ?
Ce travail de culture de la liberté s’apparente-t-il à un exercice spirituel ? L’exercice spirituel, quelque soit la forme qu’il prenne, ne permet-il pas de cultiver cet espace personnel, espace à partir duquel il devient possible de penser autrui, d’aider la communauté et de se réaliser soi-même, actualisant ainsi sa liberté en refusant de se résigner ?
Je voudrais encore dire qu’il est manifeste que « les déportés » ont travaillé à la culture de cet espace intime à partir duquel ils pouvaient penser l’autre et la communauté, et la profondeur qu’ils ont ainsi creusée les amène aujourd’hui à pouvoir délivrer, sans avoir étudié la philosophie, une parole hautement et éminemment philosophique.
Et je pense que seul cet espace intérieur qu’ils ont su protéger telle une forteresse, leur a permis de trouver la force, le courage, l’espoir nécessaire pour organiser la résistance dans les camps, au péril de leur vie. C’est dire toute l’importance de cet espace là sur lequel il conviendrait de travailler et que l’on décrit de façon très différente selon les disciplines.
N’est-ce pas cet espace là qui permet à l’enfant de mentir quand il désire fortement quelque chose qui lui est interdit ? Il saura alors mettre en œuvre toutes les stratégies possibles et imaginables pour protéger son désir. Je pense aussi à un ami aujourd'hui décédé qui était si fier d'avoir bravé l'impérieuse autorité maternelle pour apprendre la musique au concervatoire quand sa mère, voulait qu'il devienne maçon. Cet espace intime, intérieur est-il inné ? Il apparaîtrait très tôt dans la construction de la personnalité. (cf. également Kant sur le droit de mentir).
Un collègue m’a récemment proposé de travailler avec des anciens prisonniers de camps du Vietnam-Nord, sur le thème de la privation de liberté psychique. Dans le cas du Vietnam, on mettait en œuvre des techniques visant au lavage de cerveau, et à la torture psychique. Ceci n’est pas très différent même si l’intensité et l’intentionnalité n’ont rien à voir, avec les techniques de certaines sectes aujourd’hui qui transforment leur proie en véritable zombis et ce sont souvent des jeunes gens qui en font les frais. Je me souviens d’une étudiante complètement absente du cours, qui était ainsi embrigadée dans un jeu de rôle qui occultait la réalité. Peut-être une bonne paire de claques l’aurait-elle aidé à redescendre, c’est en tout cas ce que je n’ai pas osé faire. Faut-il alors penser que la technique d’endoctrinement du National Socialisme, qui a quand même réussi à emprisonner des millions de personnes dans sa « pensée », reposait sur ce type de mécanisme ?
J’avoue que ce thème m’intéresse beaucoup et que c’est à partir de conditions extrêmes de déshumanisation que l’on comprend le mieux en quoi consiste le monde, la vie. Ma spécialité étant l’ontologie, et étant donné que nous avons ici affaire à une privation totale de monde, je trouve passionnant de se demander comment on peut non seulement soulager la souffrance mais reconstituer du monde dans le respect des déterminations intimes. C’est ici que l’éthique intervient. De la même manière, lors du colloque que j’avais organisé en mars dernier sur le thème du pardon, nous avons pu réfléchir à la façon dont les victimes des pires souffrances, privées de leur humanité, peuvent se représenter aujourd’hui le pardon, à quel niveau, comment ils se positionnent face à l’impardonnable ou à l’irréparable, voire au désir de vengeance. Ceci se résume en une question plus générale : après la privation totale et essentiellement injuste d’une détermination essentielle, comment cette détermination refait-elle surface ? Selon quelles modalités ? Comment la restaurer ?
Nous trouverons beaucoup d’éléments sur la constitution du monde, sur ce en quoi consiste le monde ambiant, notamment, dans toute l’œuvre heideggerienne et dans le courant de la Daseinsanalyse qui a suivi cette œuvre et qui fut, à l’origine, représenté par Biswanger. C’est tout le problème de la construction psychique, construction dont il semble qu’elle repose essentiellement chez Frankl sur la parole. Mais le fondement de tout ceci ne reste-t-il pas l’ontologie qui n’est peut-être pas seulement l’affaire de la parole…d’où le lien entre indicibilité et réalité vécue.
Le débat est ouvert. Que les nombreux et fidèles lecteurs de ce blog se sentent libres de rédiger des commentaires ou même, comme certains le font et je les en remercie, de m’envoyer un mail avec leur réflexion ou leurs questions. Je rappelle mon adresse : cathy.leblanc2@wanadoo.fr
Les étudiants qui n’ont pas encore de sujet trouveront peut-être ici un thème qui pourra les intéresser.
A chacun, chacune, je souhaite d’excellentes vacances et des fêtes de fin d'années aussi agréables et chaleureuses que possible.
Cathy Leblanc.