"Resister"
Inscription figurant sur la margelle du puits
Par Marie-France REBOUL
Compiègne 3 septembre 1943 : départ de 943 prisonniers du camp de Compiègne-Royallieu pour le camp de travail nazi de Buchenwald. C’est le deuxième grand transport parti de Compiègne pour ce camp ; le premier est parti le 25 juin avec 944 hommes, 435 en revinrent, 415 déportés du 2ème convoi rentrèrent en France. Dans les deux cas, plus de la moitié des déportés disparut.
Depuis le 24 septembre 1942, Laval, chef du gouvernement du général Pétain, sous la pression des Allemands, a créé le Service du travail obligatoire qui contraint les hommes de 18 à 50 ans et les femmes célibataires de 18 à 35 ans à partir travailler en Allemagne. Si de jeunes hommes et jeunes femmes se sont engagés dans la résistance, d’autres refusent de partir travailler pour l’Allemagne nazie et décident de rejoindre l’Afrique du Nord où les Alliés ont débarqué le 2 novembre 1942. Beaucoup d’entre eux se font arrêter par la Gestapo avant la frontière espagnole d’où le nom de « frontaliers » qui leur a été donné par les historiens actuels. Ils n’en sont pas moins des résistants. Je ne commenterai pas davantage l’historique de ces convois, des historiens l’on fait avant moi. Du deuxième convoi les déportés portent le matricule 20 000 et … mais ce qui m’intéresse ici c’est le sort de quelques hommes et non de matricules. C’est la raison aussi pour laquelle je ne parlerai pas d’hommes connus tels Hélie de Saint-Marc et le général d’Astorg, tous deux du convoi du 3 septembre et transférés ensuite dans les Kommandos de Langenstein pour l’un, de Dora pour l’autre. Je ne parlerai que de quelques déportés que j’ai connus et qui me sont proches.
Mon oncle maternel et deux de ses amis, âgés de 21 à 23 ans ont été arrêtés à la frontière avant Irun et ont été enfermés à la prison du Hâ de Bordeaux puis transférés à Compiègne en août 1943. Ils étaient tous trois protestants et y ont connu Aimé Bonifas, fait prisonnier le 13 juin 1943 à 2 kilomètres de la frontière au sud de Perpignan, détenu à Toulouse puis envoyé à Compiègne en juillet. Avec Aimé Bonifas, devenu ensuite pasteur, vous vous êtes mutuellement soutenus. La vie au camp de Royallieu est, si j’ose le dire, un « paradis », avant les camps de concentration « …nos journées sont bien remplies par nos diverses activités culinaires, sportives, théâtrales, intellectuelles et spirituelles ; il nous arrive même de répondre à une invitation : « je n’ai pas le temps ! ». Nous avons le sommeil bon malgré le fléau des puces. »
Le soir du 2 septembre, vous faîtes partie de ceux retenus à l’appel. Le 3 septembre c’est le départ à pied pour la gare de Compiègne puis la montée dans les wagons à chevaux. Beaucoup voulaient s’enfuir pendant le voyage. Trois d’entre vous ont essayé de s’échapper. Tu m’as raconté, mon oncle, que tu faisais partie du 3ème groupe qui devait tenter une évasion, mais la deuxième tentative à Revigny échoua et les SS vous obligèrent à vous déchausser, puis à vous entasser dans un autre wagon où vous étiez plus de quatre-vingt-dix. Aimé Bonifas fait la même expérience dans un autre wagon, décidé avec d’autres à s’échapper mais les SS devant les différentes tentatives se méfient « Un soldat… ouvre notre porte et nous menace horriblement. Il nous fait retirer nos chaussures (…) un madrier est cloué de l’extérieur sur l’ouverture que nous avons fabriquée…nos espoirs s’envolent. »
Seul P.Geistodt-Kiener réussit à s’évader, il est repris, interné à Metz puis à Sarrebruck et arrive à Buchenwald le 21 ou le 28 septembre.
Arrivés à Weimar « …nous voilà sur le quai d’une gare de triage. De tous les wagons sortent des êtres ridicules, en caleçons, en pans de chemise, pieds nus. Certains ont le visage meurtri.»
Vous gagnez Buchenwald à pied par le « chemin de sang » comme l’appelèrent les déportés qui construisirent la route car rien ne reliait Weimar à l’emplacement où le camp fut bâtit par les déportés en 1937, mais vous ne le savez pas encore.
« Soudain, un panneau jaune et noir attire mon regard. Je lis un nom : « Buchenwald »… Buchenwald…Buchenwald…ce nom me rappelle quelque chose, mais quoi ? …Je me souviens maintenant…c’est un soir de novembre, en 1939…Confortablement assis dans un fauteuil de ma chambre, la T.S.F en sourdine, je lis un ouvrage. Il s’agit du « Livre Blanc n°2 » en anglais qu’a publié le ministère des Affaires étrangères. Ce document traite des atrocités nazies dans les camps de concentration de Dachau, d’Oranienburg et de…Buchenwald…Vais-je m’arrêter, me laisser abattre ? Non, je continue à courir, serrant les dents. »
Arrivés au camp, les soldats et les gardes font aligner les déportés en carré. « Devant nous, un cadavre gît les bras en croix » raconte Aimé Bonifas. L’attente est longue, puis l’on vous fait entrer dans la salle des douches, vous devez vous déshabiller et salle par salle vous entrez dans le monde concentrationnaire, douchés, désinfectés, rasés des pieds à la tête, habillés de vêtements rayés avec des galoches en bois aux pieds et un triangle rouge avec un F inscrit en noir puis un carré portant des chiffres : 20 302, 20 424, 20 801 qui vous désignent désormais : vous voilà transformés en stück de par la volonté des nazis. Mais vous restez des hommes, des résistants.
C’est en décembre 1943 que toi, mon oncle, tu retrouves sur le chantier où tu travailles « deux bons amis coreligionnaires, Guy Raoul-Duval et Pierre Walter. Le premier venait d’être reçu à l’Ecole Normale Supérieure quand… et le second est lieutenant aviateur. Ils ont été arrêtés ensemble pour les mêmes motifs que moi. Maintenant nous sommes occupés à creuser un fossé le long d’une baraque qui est destinée à loger du personnel civil allemand de l’usine. » Arrivés par le convoi du 17 septembre, tes amis veillent sur toi fragilisé par de la fièvre qui t’a conduit au revier. Pendant quinze jours vous réalisez « un des meilleurs coups de votre vie de bagnards en creusant une partie de la journée et en rebouchant un autre tronçon pendant l’autre partie. »
Vous serez ensuite séparés, Aimé Bonifas, Guy Raoul-Duval et Pierre Walter transférés à Dora. Toi, mon oncle, hospitalisé au revier pour un abcès à la jambe, tu resteras à Buchenwald ou d’autres kommandos dont Weimar après le bombardement d’août 1944. Sont toujours aussi à Buchenwald tes 2 amis Georges Liabeuf et P.Geistadt-Kiener. Mais en septembre 1944, vous êtes séparés, tes amis envoyés en kommandos extérieurs. C’est un coup terrible « Désormais, je vais être seul à lutter. J’aurai des camarades nombreux…mais je ne retrouverai plus cette chaleur, cette confiance qui nous a liés pendant la plus dure période de notre existence concentrationnaire…Seule la foi en Dieu demeure »
Vous étiez jeunes, étudiants et ce sont vos meilleures années de jeunesse qui ont été assassinées dans les camps. Aussi me suis-je interrogée sur cette force de résistance qui vous a fait tenir. Vous étiez tous protestants ; le terme de RESISTER a une connotation protestante. On a trouvé ce verbe gravé sur la margelle du puits de la Tour de Constance à Aigues-Mortes, prison royale pour les femmes protestantes surprises à pratiquer leur foi qui avait été interdite par la Révocation de l’Edit de Nantes en 1685. Ce serait Marie Durand, fille de pasteur, âgée de dix-neuf ans, enfermée dans la tour de 1730 à 1768 pour avoir assisté à un culte clandestin dans le Languedoc, qui l’aurait gravée pour encourager ses compagnes à ne pas abjurer leur foi.
Résister a été à nouveau le mot d’ordre des protestants français pendant la 2ème guerre mondiale. « Résister ! C’est le cri qui sort de votre cœur à tous, dans la détresse où vous a laissés le désastre de la Patrie. C’est le cri de vous tous qui ne vous résignez pas… » écrit la protestante Yvonne Odon, bibliothécaire du Musée de l’Homme, dans l’un des premiers fascicules de ce groupe de résistance organisé très tôt.
Résister est écrit à Londres par les protestants des Forces françaises libres au bas d’un écusson au-dessus duquel étaient dessinées la croix de Lorraine, la croix huguenote et la Tour de Constance.
On sait combien une idéologie politique peut aider à tenir dans de telles circonstances, par exemple celle des communistes convaincus de la possibilité d’une société meilleure.
Protestants convaincus, vous avez résisté aux camps, soutenus par la foi « O Dieu, toi qui es toute réponse, toi seul qui peut finir nos angoisses, nous te supplions de venir à notre secours car nous périssons » murmure mon oncle un jour d’appel.
RESISTER c’est ce que fit le pasteur Marc Boegner, président du Conseil national de l’Eglise Réformée de France en condamnant publiquement le 26 mars 1941 le premier statut des Juifs et le 20 août 1942, après la rafle du Vel d’Hiv, les persécutions contre les Juifs.
Le dimanche 6 septembre 1942, à l'issue de l'Assemblée du Désert à Mialet, qui réunit les protestants français chaque premier dimanche de septembre pour commémorer leur résistance religieuse après la révocation de l’Edit de Nantes, Marc Boegner demande aux nombreux pasteurs présents de tout faire dans leur paroisse pour cacher les Juifs.
En 1943, il condamne aussi l'envoi forcé des travailleurs en Allemagne au titre du STO.
Le 11 avril 1945, présent parmi les déportés sur la place d’appel qui célèbre la libération du camp de Buchenwald, le détenu 20 421 redevenu Michel Julien s’écrie « Sur cette même place où tant et tant de nous ont souffert pendant des années, sur cette place où j’ai eu froid, où j’ai désespéré, où j’ai eu faim, où j’ai prié, d’où sont partis tant de mes camarades vers la mort : aujourd’hui sur cette place, je me tiens DEBOUT VIVANT ET EN HOMME LIBRE ! »
Il dédie les pages du récit de sa captivité « A ses deux amis dont l’un ne revint pas et à tous les assassinés et morts dans les camps. »
Le 3 septembre 2013 souvenons-nous des déportés des convois de Compiègne et d’ailleurs.