https://www.youtube.com/watch?v=HzOxEFy2mfs&t=0s
Faut-il pardonner ?
Conférence donnée le samedi 10 décembre 2016
au Centre Culturel du Monde Arabe
de Roubaix
Chacun s’accorde à reconnaître que le pardon est un opérateur de communication. Voilà déjà un gros mot dans une conférence de philosophie. Qu’est-ce qu’un opérateur de communication ? C’est une façon de parler qui permet de se comprendre. Le pardon implique donc une façon de parler qui permet de se comprendre et de supprimer les tensions et les malentendus.
Mais ce n’est pas tout : il permet aussi de s’ajuster les uns aux autres et d’exprimer le respect que l’on peut avoir les uns vis-à-vis des autres. Pour cette raison, on peut dire qu’il permet à la relation à l’autre d’exister. Cela fait du pardon, non plus une modalité langagière, mais une véritable possibilité d’être. Avec le pardon, je suis qui je suis vraiment et je permets à autrui d’être tout également qui il est et ce qu’il est. Avec le pardon, je peux aussi corriger ou réécrire mes actes, le plus souvent quand j’ai agi de façon maladroite et lorsque mes actions ne correspondaient pas à mes intentions. Dans la vie quotidienne cela reste assez simple.
Le pardon se présente fondamentalement comme une reconnaissance vis-à-vis de quelqu’un qui a été lésé par mes agissements ou mes paroles. Avec le pardon, je peux donc symboliquement ou immatériellement rendre à autrui ce qui lui a été dérobé. Par exemple je rentre dans une pièce, je dis bonjour à quelques personnes et j’oublie quelqu’un. Le pardon me permettra de remettre à la personne oubliée le bonjour que j’avais oublié de lui donner.
Une personne lésée est une personne qui n’a pas reçu son dû. La possibilité du pardon évoque ainsi celle de la dette. J’ai une dette envers la personne à qui je peux dire pardon parce que je l’ai lésée.
De quelle manière concevoir ce tort ? Il peut être matériel, naturellement et il y a mille et une manière dont je peux prendre plus que mon dû : je peux, par exemple, occuper un espace de parole trop important dans un débat et ne pas permettre aux autres de s’exprimer, je peux aussi exagérer dans ce qui m’est proposé, prendre plus d’ouvrages qu’il n’est correct de le faire alors qu’une institution fait don de vieux livres dont elle ne se sert plus. Je peux aussi voler et cela est plus grave, sanctionné pénalement. Mais je peux aussi prendre à autrui ce qui est nécessaire à sa dignité.
Enfreindre la limite par laquelle autrui jouit d’un bien immense, celui de la dignité, voilà ce qui semble être fondamentalement du ressort du pardon mais qui, en même temps, rend le pardon extrêmement difficile et parfois impossible à dispenser. Dans les exemples que nous donnons, nous évoquons de petites enfreintes qui restent graves mais qui ne portent pas à conséquence. Imaginons un cadre beaucoup plus sérieux que celui de la vie quotidienne ou la vie du travail : je voudrais m’appuyer ici sur les victimes de violences et de maltraitances de guerre. Je prendrai l’exemple des prisonniers des camps de concentration parce que c’est mon objet de recherche.
Dans un ouvrage collectif que j’ai dirigé et qui est intitulé Le Pardon à l’épreuve de la déportation, paru aux éditions du Geai bleu en 2015, nous avons toute une gamme de témoignages d’anciens prisonniers. Ils répondent à des questions portant sur le pardon. Les postures psychiques et morales des déportés sont variées. Certains pardonnent et parmi ceux qui pardonnent, certains sont croyants, d’autres non. Certains ne pardonnent pas et ce sont peut-être les témoignages les plus intéressants car parmi eux se trouvent des personnes qui expliquent qu’elles éprouvent de la haine envers leurs bourreaux mais que si elles avaient pu étudier la philosophie, leur propos, c’est-à-dire aussi leur posture serait différente. Le pardon est un véritable exercice spirituel. Il nécessite une précision intérieure, la capacité de dissocier, de ranger mentalement tel ou tel fait sous telle ou telle étiquette. Le pardon nécessite l’exercice constant de cette précision. Sans elle tout se mêle alors, on refuse en bloc de pardonner.
C’est ainsi que Sam Braun, ancien prisonnier d’Auschwitz, lors d’une table ronde à laquelle j’assistais en compagnie de Marie-José Chombart-de-Lawe, essayait de la convaincre du bien-fondé du pardon en lui disant : « Marie-Jo, tu ne pardonnes pas pour les autres, tu pardonnes pour toi-même ». Mais Marie-Jo avait été responsable de la « pouponnière » de Ravensbrück, avait réussi à garder en vie, sans lait, sans langes, sans rien, une cinquantaine de bébés. Tous les autres petits corps sans vie, dont la mère était elle aussi en vie si elle avait survécu à l’accouchement clandestin, elle les avait accompagnés avec tout l’afflux de sentiment maternel dont elle était, alors si jeune, à peine adulte, capable. Et Marie-Jo disait : non. Elle ne pouvait pas pardonner. : il n’en était pas question. Ce qu’il y avait en elle de plus viscéral avait été atteint et elle tremble encore de l’horreur à laquelle elle avait assisté impuissante, dans les camps où l’horreur qu’elle avait elle-même endurée, survivant à la torture sans avoir livré son réseau de résistance.
Sam avait pris une autre voie. Il avait besoin d’une paix intérieure. Peut-être la religion (le judaïsme en ce qui le concernait) lui avait-elle permis d’y accéder. Marie-Jo était résistante et, à ma connaissance, athée. Les résistants étaient pour beaucoup des communistes qui avaient un idéal de vie en commun très haut placé, loin des idées dictatoriales des régimes de l’Union soviétique ou de ce qu’est devenu Cuba. Ils s’étaient battus pour une amélioration des conditions de travail et leur dieu était la communauté. Nous explorerons en mars 2017 à l’occasion du colloque « Religion et spiritualité à l’épreuve de la déportation » ce que peut apporter la religion ou la spiritualité dans ces épreuves extrêmes.
Les survivants qui pardonnent semblent donc vivre avec un peu plus de paix. Mais certains traumatismes touchent à ce point la conscience que les personnes, toujours toute tremblantes d’effroi ne peuvent pas envisager le pardon, même pas du bout des lèvres. On ne peut prescrire ce pardon, ce serait là aussi une enfreinte. Si des personnes ne peuvent pardonner, cela signifie que des idées se mêlent dans leur esprit. Par exemple, ils ont l’impression que le pardon entraîne l’oubli. Or, il importe au plus haut point de se souvenir des actes commis afin non pas de s’en souvenir, mais de dire et redire la condamnation que fait la collectivité de ces actes. Il importe que les enfants apprennent aussi qu’il est impossible de commettre certains actes et que s’ils en reçoivent l’ordre, il faut désobéir. C’est très simple à dire, mais c’est essentiel.
C’est pourquoi la devise des déportés est : « ni pardon, ni oubli ». Mais dans les faits, les choses sont plus nuancées ou plus complexe et l’on ne peut pas généraliser les comportements. En effet, dans les témoignages que j’ai pu recueillir et où le pardon n’est pas choisi, les personnes souffrent de traumatismes importants. Elles ont des visions qui envahissent leur quotidienneté jour et nuit. Jour et nuit, elles revoient des cadavres mutilés et l’on ne peut, malheureusement effacer ces pénibles images de leur conscience. Tout au plus peut-on leur donner des médicaments qui atténuent les tremblements de leur conscience meurtrie mais aussi les accompagner le mieux possible dans ces grands moments de solitude et de souffrance.
Ces exemples sont des cas extrêmes. Mais ils montrent que ceux des anciens prisonniers qui arrivent, pour une raison ou une autre, à pardonner ou à adopter une position proche du pardon sont davantage en paix. Leur pardon devient alors, pour leurs enfants, une prescription.
Une tonalité s’installe et c’est cette tonalité, cette compréhension qui permettra seule de mettre en œuvre une réconciliation entre les personnes, puis politique entre les nations.
Dans ces postures psychiques, il est très important de formuler les choses. Certains, parmi ceux qui pardonnent disent de leurs bourreaux qu’ils faisaient partie d’un système dont ils n’étaient pas responsables. D’autres disent que les enfants de ces bourreaux ne sont pas responsables. Ce sont autant de façons de pardonner et il importe à présent de souligner l’amplitude sémantique du pardon. Les formes que peut prendre le pardon sont nombreuses. On dit trop souvent à tort que l’on ne peut pas pardonner, à ceux qui ne le demandent pas. C’était la formule de Jacques Derrida. Mais je ne souscris pas à cette thèse. En effet le pardon est une posture psychique qui ne se réduit pas à un oui ou un non. Le pardon est, en soi, la possibilité de la reconnaissance d’autrui en cela qu’il peut nous léser, de même que nous pouvons le léser suite à une faute, une erreur ou un mot d’ordre dont nous ne sommes pas responsables. Les façons de pardonner sont multiples. On pardonne, d’une certaine façon – la nuance est importante - quand on retourne sur les lieux, quand on parle avec les descendants, avec le peuple qui fut pendant un temps le peuple ennemi et encore. Toute la population n’est jamais ennemie d’un autre peuple. Il y a eu des familles franco-allemandes, les membres des familles ne sont pas devenus ennemis les uns des autres, il y avait aussi des intellectuels et des amis et là non plus les gens ne sont pas devenus ennemis parce qu’un pouvoir politique avait décidé de faire la guerre. De plus il faut aussi savoir que les premiers prisonniers dans les camps de concentration nazis étaient des allemands, opposants aux régimes.
Chaque année les autorités allemandes organisent des cérémonies à la date d’anniversaire de la libération des camps de concentration. C’est l’occasion pour un grand nombre de personnes de se rassembler à ces endroits pour commémorer et pour dire leur condamnation.
Je ne sais si ces rassemblements ont jamais pu contenir le nombre des déportés qui furent assassinés sur place, mais je suis certaine qu’en se replongeant au cœur même des cérémonies et en imaginant qu’une foule au moins aussi importante a péri dans les camps, on commence à prendre conscience de la réalité des faits.
Car c’est bien cette réalité et sa représentation qui posent problème. On ne saurait donc envisager de parler du pardon dans le contexte des camps de concentration et après l’expérience de la déportation sans nous figurer la marée humaine présente sur les lieux –un camp est-il seulement un lieu ?
Imaginons donc une grand-place un jour de marché et écoutons toute cette vie, tous ces récits qui se croisent et s’enchantent à cœur joie. On parle du temps qu’il fait. On essaie de prédire le temps qu’il fera, avec plus ou moins de certitude, plus ou moins de repères scientifiques. Ah ! les rhumatismes…. Ne sont-ils pas les plus fiables en matière de météo ? Au moins ils permettent d’alimenter ce plaisir profond de la discussion et participent ainsi à ce qui fait toute la chair de la vie.
A Weimar, la grande ville qui se situe à proximité de Buchenwald, des déportés encore valides viennent chaque année, et beaucoup d’enfants des écoles allemandes. Ce qui me frappe toujours chez les déportés, c’est leur capacité à faire de l’humour. Et je ne peux m’empêcher de partager avec vous une petite anecdote : en 2010, lors d’un colloque commémoratif organisé à Dora, alors que je regagnais ma place sous le grand chapiteau blanc qui abritait le colloque, je me trouve derrière un monsieur qui a lui aussi été déporté à Buchenwald. Contrainte de lui demander de se déplacer pour me laisser passer, je lui dis : « Pardon Monsieur » et il me répond « Appelez-moi Pierre ». Pierre Pardon. Avoir le « pardon » comme nom de famille, cela laisse bien rêveur surtout quand on sait que Monsieur Pardon a survécu au traitement qui lui a été infligé dans les camps de Buchenwald. Cette plaisanterie nous fit rire tous les deux et cela ne devait pas être la première fois qu’il la pratiquait. L’humour. La vie mais aussi la pudeur sans aucun doute possible.
Alors si nous voulons parler du pardon dans le contexte de la déportation, eh bien, il faut d’abord essayer de se représenter et de sentir la vie dans la foule. Il faut ensuite imaginer que la foule de personnes présentes dans les camps n’était pas différente d’une population rassemblée pour faire ses courses le jour du marché, que les personnes étaient aussi différentes les unes que les autres, que leurs joies, leurs peines ne différaient pas des joies et des peines que l’on croise sur son chemin au quotidien. Mais ce qui fait toute la différence, c’est que leur devenir avait été absorbé par un groupement d’hommes à la tête d’une idéologie morbide d’extrême droite, mais aussi par les acteurs de cette idéologie qu’étaient les SS.
La question du pardon en implique d’abord une autre : comment penser la perte humaine ? Comment faire preuve d’humanité devant la perte humaine ? L’homme rend hommage aux morts. Et la commémoration est une façon de rendre hommage aux morts, aux personnes qui ont perdu la vie injustement dans les camps ou à la guerre, lors d’attentats ou dans des catastrophes de grandes ampleurs.
La commémoration permet de se rassembler pour une même cause et de rendre hommage par ce rassemblement et la cérémonie qui l’accompagne. Il s’agit du faire-sens et du donner voix au regret, au chagrin, à la tristesse, à la douleur. Il s’agit aussi du rempart contre de nouvelles barbaries puisque, nous l’avons dit, les commémorations sont aussi des façons de manifester notre condamnation envers la barbarie.
C’est là ce me semble l’un des grands enjeux mais aussi la difficulté du pardon car si la commémoration permet l’hommage aux morts, si elle dénonce les crimes, elle peut légitimer le sentiment de haine qui peut naître de la reconnaissance du tort ou du crime, là où le pardon dit le respect qui demeure après l’offense. Or quelqu’un qui a été déporté peut-il vraisemblablement vouloir dire qu’il respecte néanmoins son bourreau ?
Il importe, quand on travaille sur la question de la barbarie, de savoir parler de ce qui est ressenti par les victimes –et sans doute aussi, pour les comprendre, par les bourreaux-. Ceci permet de dresser le tableau du monde dans lequel la victime évolue.
On doit alors se poser la question de ce qui constitue ce monde : les événements qui s’y déroulent, la manière dont ils s’y déroulent, leur succession, leur intensité, leur caractère révoltant, leur caractère étonnant ou imprédictible. C’est tout cela qui constitue un monde et bien plus. Le monde devient ainsi le contexte dans lequel la conscience évolue. Alors savoir faire preuve de sensibilité, ce sera également savoir détecter ce qui fait sens dans le monde du déporté.
Nous aurons remarqué que nous sommes passés du monde de la déportation, au monde du déporté. Mais alors, me direz-vous : quelle différence cela fait-il ? La différence est grande : avec le mot déportation, on désigne un phénomène de masse et l’on reste dans un champ abstrait ou général. Mais c’est justement cette généralité qui nous conduit au cas particulier, au cas par cas, à la somme des individualités et qui fait que l’on peut envisager le fonctionnement singulier de la parole ou de la pensée. Avec le pardon, on se dirige vers le cas particulier, vers le monde et le fonctionnement intime de la conscience et de ce qu’il est possible d’envisager à la conscience en fonction de la manière dont elle se représente ou veut se représenter ce qu’elle a vécu. A ceci s’ajoute la manière dont le traumatisme, via les voies inconscientes vient faire sens dans l’histoire individuelle qui est aussi une histoire du corps et c’est souvent le corps qui parle les souffrances de jadis et il importe que la souffrance puisse être exprimée, ce qui semble rendre difficile la possibilité du pardon. Regardons d’un peu plus près comment il fonctionne.
Dans son livre intitulé Forgiveness, a philosophical exploration, Charles L. Griswold entâme sa réflexion en disant : « Nearly everyone has gone wrong » : presque tout le monde a eu tort un jour. Nous nous sommes toutes et tous un jour trompé soit en condamnant un tiers, soit en l’insultant, soit en le privant d’un bien ou d’un plaisir, soit en lui mentant, soit en l’ignorant, etc. etc. La liste peut être longue. Cela signifie qu’il est dans la nature humaine de violer la relation d’altérité et de maltraiter, toute proportion gardée et si peu cela soit-il mais ce peu là suffit à induire une culpabilité.
Cela signifie aussi que lorsqu’on évoque le pardon, on évoque un acte dont nous-mêmes avons eu besoin à un moment ou à un autre de notre existence. Par suite, nous nous plaçons dans la position virtuelle de celui ou de celle qui peut avoir besoin du pardon. Ce positionnement est à la base de la pensée universalisante.
Le pardon répond à un besoin, au besoin d’harmonie avec l’altérité, il représente la réparation possible d’une rupture. En cela la réconciliation, qui est une forme communautaire du pardon répond elle aussi à la nécessité d’une réparation requise pour construire la paix.
L’évocation du pardon fait donc naître le sentiment d’être concerné. Elle en appelle pour cela à des lois de représentations universelles qui régissent nos comportements et veulent que l’on trouve pour soi-même, ce que l’on peut donner à autrui. Les textes sacrés évoquent cette question. On la retrouve formulée de façon très académique et dogmatique dans la morale kantienne.
Pourtant, peut-on véritablement se reconnaître en la figure du tortionnaire ? Peut-on seulement imaginer partager une même humanité avec la figure du tortionnaire ? Le tortionnaire est-il d’abord un être humain et ensuite, par accident un bourreau ou bien fait-il partie d’êtres humains qui ne sont pas véritablement des êtres humains et qui ne méritent que la condamnation ? Une partie d’entre nous est-elle mauvaise ?
Les enjeux de l’éthique sont ceux du positionnement possible de telle sorte que les juges, les victimes et le traitement de la barbarie garantissent toujours un idéal d’humanité.
L’éthique fonctionne souvent soit par mimétisme, identification et transferts, soit par négation, différenciation, dénonciation ou condamnation. L’éthique populaire fonctionne de cette façon. Les dictons fonctionnent de cette façon. Les contes fonctionnent aussi de la sorte avec leurs leçons de morale. La catégorie du Même et celle d’Autre sont ainsi à la base de toute éthique possible ce qui fut tout particulièrement approfondi par Emmanuel Lévinas et par Paul Ricoeur. Ainsi avons-nous des ouvrages qui portent les titres suivants : Soi-même comme un autre chez Ricœur, et une insistance sans faille sur l’altérité chez Lévinas. Kant n’échappe pas à la règle avec les impératifs énoncés dans Les fondements de la métaphysique des mœurs, pas plus que, dans des temps plus lointains, Platon et, encore plus lointain, Héraclite.
Le pardon procède sur fond de mimétisme et de différenciation. Tantôt on s’affirme dans la nécessité de le recevoir un jour et grâce à une forme de compassion, on se dit que l’être humain ne peut pas être foncièrement mauvais, que peut-être sa responsabilité est limitée, son acte mauvais résultant d’un système qui n’offre pas le choix. Tantôt on ressent le besoin de s’affirmer par différence avec le mal, et de condamner les personnes tout comme le système. C’est que j’ai retrouvé, en tout cas dans les questionnaires auxquels ont répondu les anciens déportés.
Et quelque chose est singulier : le plus souvent, chaque fois que les victimes ont accordé leur pardon, elles ont accepté que leur nom soit cité. Lorsque les victimes (je veux dire bien sûr les déportés) refusent le pardon, plus le refus rejoint la haine et moins les victimes acceptent d’assumer leur condamnation. J’ai ainsi reçu une lettre qui dénonce un fait très grave, une lettre de quelques pages où l’expression de la haine envers les bourreaux, envers le système nazi, revient très régulièrement. La personne a posté cette lettre à l’étranger et ne donne pas son nom. Voici les propos qui y sont tenus en réponse à une question portant sur la haine éprouvée envers les nazis des camps de concentration :
« Le mot ‘haine’ n’est pas dans mon vocabulaire, chez moi c’est de la vengeance mortelle vis-à-vis de mes tortionnaires qu’il est question. »
Puis il ajoute :
« Pourquoi tant d’animosité envers les tortionnaires nazis ? Tout simplement parce que depuis 1945, je n’ai que des cauchemars affreux certaines nuits : les déportés polonais pendus pour nous faire peur dès notre arrivée, les coups de matraque, la faim permanente, la tuerie du réseau « alliance » (environ 50 personnes) »
Et il continue :
« Je pense aussi (toujours dans ces cauchemars) aux camions revenants de la gare de Stuttgart avec des morceaux de cadavres de déportés tués dans cette gare par les avions américains et ces malheureux enfermés dans des wagons à bestiaux. »
Nous mettrons ce témoignage en contraste avec le témoignage suivant :
La question était : « Comment avez-vous fait pour garder toute votre sensibilité ? Cela est-il important pour vous ? ». Ce n’est pas une question portant sur le pardon mais la réponse laisse entrevoir l’équilibre atteint :
Voici ce qui est répondu :
« Cela ne s’est pas fait en un jour, c’est un exercice de longue haleine, Pour moi c’est très important, intérieurement je me sens libéré, je suis en paix avec moi-même et suis heureux. » Clément QUENTIN – Matricule 72889.
Et comme si cet exercice de longue haleine devait durer tout le temps, Monsieur Quentin –qui a accepté d’être cité- emploie des virgules à la place des points comme pour dire toujours encore : « attendez, ce n’est pas tout et ce n’est pas encore tout. ».
Mais l’anonyme que nous citions précédemment continue de souffrir intensément des horribles images et souvenirs qui le hantent et se substituent à son état de présence au monde. Nous aurons remarqué que ce pauvre homme ne dit pas « je rêve ceci ou cela » ou « je vois ceci ou cela », mais bien « je pense ». Cela signifie qu’il n’a aucune forme de distance vis-à-vis de l’objet de sa pensée et qu’il devient même difficile pour lui de séparer le sujet qu’il est de l’objet qui le hante. Cela lui est à ce point difficile qu’il ne peut pas s’en dissocier et que dans son cauchemar, il le pense véritablement.
Cette souffrance qui altère toutes ses capacités d’être-au-monde, qui l’empêche d’être pleinement présent au monde, ne fut-ce que d’une autre manière dans son sommeil, ne peut lui permettre de se représenter le pardon. En effet, il veut se défaire des images qui le hantent. Il est prisonnier de ces images et voudraient s’en défaire comme on voudrait se déshabiller de sa propre peau car ces images appartiennent à son vécu et le souvenir est comme inscrit dans son corps. Le paradoxe est que la haine, témoin de la gêne intense qu’elles représentent, ne fait que le mettre en mouvement contre ces images et leur rendre d’autant plus d’intensité.
Et si le conflit constitue un moteur vital, il peut tout aussi bien conduire à la destruction et rompre la linéarité de l’existence. Dans sa réponse, le déporté auteur de ses propos me dit la chose suivante :
« En raison de mon âge – 10 ans en 1939- je n’ai pas eu la chance de pouvoir étudier la philosophie car mes termes dans cette lettre n’auraient certainement pas été les mêmes. »
Ces propos ont une portée considérable car ils prouvent bien que l’isolement éprouvé et subi par cet homme en raison de l’intensité de ses souvenirs et aussi de la manière dont il réagit vis-à-vis de ses souvenirs, pourraient trouver un certain apaisement dans l’accès à un appareil conceptuel plus riche, à un langage plus élaboré. Pour le dire plus simplement, si ce monsieur avaient fait un peu de philosophie, s’il avait appris à nommer les choses, il aurait pu dépasser cet état de total asservissement et surtout de grande souffrance dans lequel il est contraint de demeurer. Je n’ai pas ses coordonnées, il a voulu rester anonyme ce qui sur-achève son isolement, je ne peux donc pas aller discuter avec lui pour essayer un peu de donner des formes différentes et de prendre les souvenirs avec lui avec des mots différents, c’est-à-dire l’accompagner dans une démarche d’interprétation libératrice.
Le pardon est sans doute la chose la plus difficile quand on n’a pas le langage et cette incommunicabilité, nous la retrouvons dans toutes les situations de grandes souffrances où les gens, dans l’orientation de leur quotidien, ne sont pas préparés à user du langage pour se libérer.
Quelle conclusion tirer de cela sinon que le pardon est reconnu comme valeur positive de l’éthique et que le non-pardon, le refus de pardon est bel et bien reconnu comme valeur négative, voire comme une faute qui peut justifier un sentiment de culpabilité. L’imposition de l’anonymat, dans l’extrait que nous venons d’étudier indique ainsi le sentiment de culpabilité de la victime qui ne veut même pas s’avouer à lui-même ce sentiment de culpabilité puisque l’argument qu’il donne pour soutenir son anonymat est le suivant :
« Je souhaite rester anonyme pour plusieurs raisons : 1. J’ai horreur des honneurs. 2. Je n’ai que des décorations attribuées d’office car je pense n’avoir fais que mon devoir. »
On peut comprendre et il importe de comprendre ici que l’on se trouve face à quelqu’un qui ne dispose pas d’une culture langagière telle qu’il puisse se positionner comme il le souhaiterait. Il faut donc être vigilant vis-à-vis des réponses données. Elles peuvent vouloir dire autre chose que ce qu’elles disent à priori. Pour décoder, on pourra penser que les honneurs ici sont synonymes de publicité. Nous avons affaire à quelqu’un qui n’aime pas être mis sur le devant de la scène.
Ainsi en le citant, nous le mettrions dans une situation qu’il n’aime pas. Notons cependant et au passage qu’il parle bien de « l’horreur » des honneurs. Nous sommes en droit de questionner cet anonymat dans la mesure où la lettre de ce monsieur en grande souffrance décrit des faits très graves et qu’il n’assume pas dans sa dénonciation. Il y a donc nécessairement un sentiment de culpabilité qui indique qu’il est très loin d’être sorti de sa situation de traumatisme. [quand on est victime de quelque chose, on se sent souvent coupable] Il ne signe pas la haine qu’il dispense, même si elle est légitime, ni les faits qu’il dénonce. Il ne jouit pas de ce fait de son entière responsabilité, ce qui vient concorder avec la non-jouissance de sa présence au monde, altérée par ses souvenirs. Il ne peut pas être entier.
Je complèterai cette analyse en disant qu’à la question demandant comment la personne avait fait pour garder sa sensibilité, ce monsieur affirme qu’il n’a jamais retrouvé sa sensibilité avant 1950. La sensibilité est une forme d’ouverture au monde. Or que se passe-t-il pour lui en 1950 : c’est la date de son mariage, une date de « grand changement » : ce sont ses propres termes, date à laquelle il reçoit l’amour et la « patience incroyable » de son épouse.
J’aimerais maintenant en venir à ce que j’ai nommé « la périphérie du pardon », c’est-à-dire les notions qui lui sont connexes, relatives, ou même antithétiques.
Dans les réponses qui m’ont été envoyées soit via les associations, soit directement à l’Université Catholique de Lille, soit par internet, j’ai souvent retrouvé des formes de crispation qui, si elles ne sont pas aussi marquées que dans l’exemple que nous venons de suivre, témoignent d’un conflit intérieur traumatisant.
Un tel conflit ne peut pas permettre une complète sérénité quand la sérénité se définit d’abord comme un lâcher-prise dans la confiance et loin du sentiment de menace.
Or ce que j’ai observé dans les réponses, c’est que le pardon, quand il n’est pas systématiquement accordé soit aux bourreaux, soit à toute partie prenante du système concentrationnaire mis en place par l’extrême-droite allemande, est souvent associé à la peur de l’oubli. Cela signifie que si une victime de la n’accorde pas son pardon, ce n’est pas toujours en raison de ce que signifie le pardon lui-même, qu’en raison de la crainte que son pardon puisse empêcher le travail de condamnation.
Certains déportés qui ont développé leurs idées dans les courriers qu’ils m’ont envoyés en sont parfaitement conscients. C’est le cas de monsieur Dumont qui fut déporté à Dachau et qui explique qu’il n’éprouve aucune haine envers les nazis des camps de concentration. Puis, il s’explique :
« Il faut s’entendre sur le sens du mot « haine » : pour moi il comporte des sentiments de vengeance, de rejet, de mépris, de violence. Je fais une différence entre le nazisme et le nazi : dans cette enquête, tout est clair, il s’agit du nazi.
Le nazisme : forme de doctrine
Le nazi, être humain qui peut devenir un objet, un outil au service d’une cause diabolique.
Il faut faire la part de responsabilité de chacun, de sa vie, de son comportement.
La justice doit être en recherche et en progrès constant pour juger.
Les tribunaux, la législation, les Droits de l’Homme ont leur mission, leur rôle dans ces situations.
Reste pour moi à donner le mieux possible le sens du mot « pardonner »
Pardonner n’est pas oublier.
Pardonner n’est pas supprimer, amoindrir la responsabilité de l’auteur des faits ou du délit.
Pardonner c’est supprimer en moi tout esprit de revanche, de haine, de colère, de mépris, de violence. Tout cela peut devenir dangereux pour notre conscience. Il faut surveiller, contrôler nos réactions, nos sentiments vis-à-vis du nazi. »
Je précise que Monsieur Dumont affirme ne pas savoir si le pardon est une valeur religieuse ou non.
« Il faut surveiller nos réactions », dit Monsieur Dumont, c’est-à-dire se placer dans l’orientation d’une pensée réfléchie par laquelle il devient possible de se représenter ses actes tels des objets et pouvoir les juger, pouvoir aussi décider de modifier le principe de ces actes.
C’est ce même type de conscience réfléchie qui avait été évoqué par le Docteur Sam Braun lors de la table ronde qui eut lieu à Blois en octobre 2010. Monsieur Braun avait mis l’accent sur les bienfaits du pardon non pas à l’égard d’Autrui le barbare, mais à l’égard de soi-même. Nous avons vu avec l’exemple de l’anonyme qui prône la « vengeance mortelle » qu’il ne pouvait éprouver aucun répit vis-à-vis de lui-même.
Le pardon semble ainsi devenir un acte fondateur de paix intérieure pour celui qui décide de- et qui peut le dispenser. Nous sommes bien conscients de la difficulté que cela peut représenter. Et si le pardon semble fondateur de paix intérieure, -ne sous-estimons pas le travail que cela requiert- il peut aussi en grand, c’est-à-dire sur le plan diplomatique ou politique, faire partie des conditions de paix.
Il y a un parallèle, déjà remarqué par Platon dans La République, entre l’acte personnel et l’acte communautaire ou politique, si l’on considère l’origine du terme « politique », c’est-à-dire « la polis » qui signifie en grec, la cité. La politique concerne les affaires de la cité.
Voici maintenant quelques unes des associations sémantiques présentées par les réponses qu’ont accepté de fournir les déportés suite au questionnaire publié dans leurs journaux :
Pardonner / être indulgent :
Pierre Duchamp (Dachau/Allach 72516), questionné sur la définition du pardon répond :
« Pardonner, c’est faire preuve d’indulgence et de compréhension envers les bourreaux, je m’y refuse. »
On trouvera une association tout à fait intéressante et surprenante chez Françoise Sorne, fille de déporté, pour qui le pardon peut coïncider avec le non-oubli, là où les réponses des enfants de déportés laissent transparaître une difficulté plus importante de concevoir le pardon que pour les déportés eux-mêmes. Peut-être pardonne-t-on pour soi-même là où l’on est intransigeant pour un proche que l’on aime.
Un autre déporté, dont j’ai eu l’honneur d’être la traductrice interprète, déporté canadien, arrivé en France à l’âge de vingt ans après s’être engagé dans la Canadian Air force a eu la gentillesse de répondre au questionnaire. Sa réponse fait directement appel au souvenir. Bien qu’il ne répond pas tout de suite au oui ou au non du pardon, me dit que lorsqu’il entend des gens de sa génération parler haut, parler fort, l’allemand, cela lui provoque des flash back et d’horribles souvenirs. C’est ensuite qu’il me dit qu’il ne peut pas pardonner à cette génération là. Il ne m’a pas dit si je pouvais le nommer. Je resterai donc discrète sur son identité.
Je pense que cette question du pardon n’a pas de conclusion comme elle semble aussi échapper quelque peu à une définition en bonne et due forme, une définition uniforme car le pardon est tout sauf uniforme et il convoque une réflexion fondamentale : celle de l’humain et de ce que Jean-Luc Nancy nomme sa singularité.
S’il semble difficile de tirer des valeurs universelles des témoignages que je viens d’évoquer, il me paraît essentiel de les parcourir et de prendre le temps de les étudier, quand bien même s’il s’agirait d’études statistiques qui prouveraient que dans 60% des réponses, par exemple, les gens ont accordé une forme de pardon ou un refus de haine.
Je pense aussi qu’il importe de rendre ce type de document, ce type de réponse accessible pour que l’on puisse, en philosophie notamment, s’appuyer sur des exemples vécus qui montre comment « fonctionne » tel ou tel psychisme, telle ou telle émotion, telle ou telle représentation.
En tout état de cause, s’il y a une chose que nous pouvons percevoir à travers l’analyse que nous venons de proposer, c’est que le pardon s’ordonne bien à partir de deux possibilités : ou bien je fais entrer dans mon monde et j’accepte, selon des modalités différentes, dans mon monde celui que je pardonne, ou bien je ferme ce monde et j’exclus celui que je ne pardonne pas.
Mais dans le second cas, si je fonctionne en excluant, ma capacité d’ouverture au monde est nécessairement altérée, de même qu’elle est altérée quand il y a traumatisme et ce pour des nécessités de protection. C’est donc, dans le cas du refus du pardon, mon rapport à l’altérité tout entière qui est fragilisé.
Autre question : si je refuse de pardonner ou de dispenser une forme de pardon qui n’est pas nécessairement un renversement, le pardon dans la vie quotidienne reste-t-il possible ? Autrement dit : le pardon en grand n’est-il pas nécessairement articulé au pardon en petit. Si tel est le cas alors le non-pardon vient aussi envahir ma vie quotidienne et les relations d’altérité qui ont lieu dans mon univers familier. Mais alors quand le familier devient insécure et investi d’un mise à distance.. Comment alors reconquérir la confiance et la proximité ?
Je vous remercie de votre attention.